Trop rare film yéménite, Les Lueurs d’Aden a su se frayer un chemin jusque dans les salles françaises en début d’année. Sa ressortie en format physique est l’occasion idéale pour revenir sur ce long-métrage poignant, tourné autant comme la chronique d’un pays en crise perpétuelle que comme l’exploration de l’intimité mise à mal d’un couple d’accablés. Un film résolument marquant, dont nous avons la chance qu’il parvienne jusqu’à nous.
Du théâtre à l'écran...
Isra’a (Abeer Mohammed) partage sa vie avec son mari Ahmed (Khaled Hamdan) et leurs quatre enfants, non loin du port d’Aden situé tout au sud du Yémen. La crise qui frappe leur pays, de l’école publique aux institutions étatiques supérieures, ne les épargne pas et une augmentation de loyer soudaine les pousse à déménager dans un appartement décati. Et comme si cela ne suffisait pas, Isra’a apprend qu’elle est enceinte. Une nouvelle bouche à nourrir est juste inenvisageable pour ce couple qui ne parvient pas à payer les frais de scolarité exorbitants de leur dernier-né : la seule solution semble donc résider dans l’avortement…
Amr Gamal a commencé avec le théâtre, malgré les fermetures massives de ces lieux de culture au terme de la guerre civile de 1994 et des pressions islamistes. Il a pourtant peu à peu évolué dans le milieu, et de représentation en représentation, il est parvenu à agréger autour de lui une véritable troupe d’artisans de la culture. Attirant dans son sillage une population privée de représentations culturelles, il rencontre vite le succès à Aden, qu’il parvient à émuler avec la sortie de son premier film, 10 Days Before the wedding. Fait avec les moyens du bord, le long-métrage est projeté à travers toute la ville jusqu’à atteindre plus de 70’000 entrées ! Un tremplin idéal pour Les Lueurs d’Aden, dont les proportions sont toutes autres : le film est sélectionné notamment à la Berlinale où il repart avec plusieurs prix, puis est distribué internationalement.
Des "accablés" aux lueurs d'espoir...
Traduit littéralement de son titre original en arabe, le titre international The Burdened (Les Accablés) converse de manière étonnante avec son titre francophone, Les Lueurs d’Aden. Deux propositions presque parfaitement antithétiques, qui ont pourtant chacune leur pertinence même si le choix effectué par la traduction française a cela d’intéressant qu’il dénote d’un soupçon d’espoir et promet un long-métrage qui ne sera jamais plombant. Et c’est résolument le cas ! Tout semble aller de mal en pis pour ce couple balloté dans ces rues bruyantes, où le corps social exsude d’une colère palpable, où la radio éructe un avenir toujours plus fermé et où les soucis familiaux viennent encore plomber le tout. Et pourtant !
Qu’il s’agisse de la beauté des paysages d’Aden, de ce soleil cuisant qui semble repeindre de pastel tout ce qu’il touche ou de la joie émanant de ce petit noyau familial, la “lueur” d’espoir du titre semble constamment présente. Si l’avortement est une double douleur – une entrave à la propre religion de ce couple croyant mais aussi une honte à trimballer sous le regard des autres à qui l’on implore de réaliser un geste chirurgical réprouvé par la morale et interdit par la loi – lui-même apparait comme une échappatoire possible, une promesse d’un avenir plus léger.
Le charme discret du plan long
Pour construire son long-métrage, entre-dessiner les contours de ce couple en crise au sein d’un pays tout aussi troublé, Amr Gamal fait le choix du plan long. Discussions, coupures d’électricité, rallumage, trajets en voiture, passage au point d’eau et remontée à l’appartement, le réalisateur nous embarque dans leur vie quotidienne et embrasse dans une alternance de plans très larges (et immobiles) ou très serrés, quasi-claustrophobes, constamment plusieurs niveaux de lecture.
Lorsque se joue au premier-plan la détresse d’une mère qu’on comprend insoutenable sans que cela ne soit jamais surligné, la joie des enfants déambulant à ses pieds l’enferme encore plus dans son drame intime, indicible, une thébaïde de tristesse que la morale et la religion rendent encore plus inexprimable. En arrière-plan, le journal radiophonique local meuble le silence soudainement concédé par les gamins, ajoutant une troisième couche d’informations (cette fois-ci sociétale) à un plan déjà bourré de signifiant sans toutefois jamais devenir indigeste.
Bref, vous l’aurez compris, Les Lueurs d’Aden est un film particulièrement intéressant, et cela d’autant plus qu’il nous parvient d’un pays dont le cinéma se fraie rarement un chemin jusque chez nous. Un bijou d’une heure et demi construit autant comme un plaidoyer pour le droit des femmes qu’un scan passionnant de la société yéménite actuelle. Et l’occasion de rappeler, dans ces temps troublés par la montée d’une extrême-droite si prompte aux bras d’honneurs racistes, misogynes ou LGBTIphobes, que le droit primordial à l’avortement a été difficilement acquis et se trouve de plus en plus menacé par des forces conservatrices et réactionnaires rétrogrades…
Et pour revenir sur les nombreuses thématiques de cette histoire qui fait l’Histoire, un entretien avec le cinéaste Amr Gamal (28 min) est à retrouver dans la section bonus.
Fiche technique
DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 87 min
Date de sortie : 18 juin 2024
Format vidéo : 576p/25 – 2.35
Bande-son : Arabe Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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