Il est des filmographies imposantes par le nombre. Il en est des terrifiantes par le renom. Godard, avec quelques autres, combine les deux. Dur de s’y retrouver, lorsque l’on est un jeune cinĂ©phile et qu’on veut s’attaquer au monument. La crainte de l’hermĂ©tisme. La peur, toujours, de n’avoir pas avoir le baguage pour comprendre. Très modestement, cette sĂ©rie d’articles va tenter de donner envie de les (re)dĂ©couvrir…
J’ai sautĂ© le pas après sa mort – le dĂ©cès d’un artiste Ă©tant toujours l’étrange moment oĂą les masses s’y intĂ©ressent Ă nouveau Ă fond – et ai dĂ©couvert un cinĂ©aste passionnant, hautement sensoriel et des films diablement accessibles. Ă€ l’occasion de la lecture du pavĂ© d’Antoine de Baecque chez Grasset « Godard : biographie dĂ©finitive », j’ai dĂ©cidĂ© de remonter film par film sa filmographie en apposant en parallèle quelques notices biographiques glanĂ©es dans ce bouquin, des images d’archives intĂ©ressantes ou des parallèles avec d’autres Ĺ“uvres. Un projet de longue haleine, qui ne se terminera probablement jamais vu la gigantesque filmographie du bonhomme, mais qui en motivera quelques-uns (je l’espère !) Ă passer le pas et Ă dĂ©couvrir ses films.
Godard commence en tant que critique, notamment aux Cahiers du cinĂ©ma. L’occasion de quelques coups de sang, d’une poignĂ©e de règlements de compte, mais aussi de crĂ©er un Ă©phĂ©mère journal : « Les Amis du cinĂ©ma ». Mais nous nous rappellerons forcĂ©ment son coup de petit malin, tandis qu’il file en Suisse pour travailler dans un quotidien, les poches bien remplies, et pour cause ! Le jeune Godard vient de filer de Paris en emportant avec lui toute la caisse des Cahiers…
En Suisse, le voleur-critique erre : le fils de bonne famille devient bohème, butine dans les livres, le cinĂ©ma et flirte avec la misère. Pourtant, il va faire la connaissance de l’ingĂ©nieur Ĺ“uvrant Ă la construction, en Suisse, du fameux barrage de la Grande Dixence. Un chantier colossal, que Godard est bien dĂ©cidĂ© Ă filmer. Il va convaincre plusieurs connaissances de lui fournir l’argent nĂ©cessaire, s’en va trouver une camĂ©ra 16 mm et, lors du dĂ©but de la campagne de bĂ©tonnage, il est fin prĂŞt.
En sortira le film Opération Béton, vendu à la compagnie de la Grande Dixence. Un premier court qui lui rapportera assez d’argent pour vivre – certes chichement – durant près de deux ans et de tourner son autre court-métrage, Une Femme coquette, tiré d’une nouvelle de Maupassant. Bref, Opération Béton est un film passionnant par son aspect historique plus que pour sa forme de reportage industriel relativement classique. Et subsiste inévitablement cette voix, la première fois qu’elle résonne, si particulière et marquant à jamais l’histoire du cinéma.
Mais sautons quelques annĂ©es, quelques courts et quelques dĂ©tours (il renoue avec la bande des Cahiers, travaille comme attachĂ© de presse Ă la Fox, rĂ©alise un premier court professionnel Charlotte et VĂ©ronique, etc.), pour arriver au coup d’éclat de son premier long. Et avant cela, une courte interview de Godard pour l’Ă©mission “Ecrans du monde”, oĂą le rĂ©alisateur se prĂ©sente brièvement et dĂ©crit, selon lui, le terme de “Nouvelle Vague”.
On suit l’histoire d’un voyou (Jean-Paul Belmondo) qui relie Marseille Ă Paris dans une voiture volĂ©e. Entre temps, s’il tue un gendarme en route, c’est surtout vers Patricia (Jean Seberg) que ses pensĂ©es se tournent.Â
Film portĂ© d’une fougue magistrale et parfaitement libre dans sa forme, Godard le tourne en espĂ©rant en faire un thriller et, de son propre aveu, en fera quelque chose de totalement diffĂ©rent : “Je croyais que je filmais le Fils de Scarface ou le Retour de Scarface et j’ai compris que j’avais plutĂ´t tournĂ© Alice au pays des merveilles, plus ou moins“.
Une idée de scénario minimaliste, plantée par la lecture d’un article dans France Soir qui va finir par germer pour donner l’histoire du voyou incarné par Belmondo. Un scénario d’abord écrit par Truffaut, revu entièrement par Godard puis finalement mis à la poubelle, pour privilégier des notes rédigées au jour le jour, le matin du tournage. De quoi affoler son producteur, George de Beauregard, avec qui les relations vont rapidement se crisper.
Mais cette façon de travailler plaira bien plus Ă ses acteurs, notamment Belmondo qui dĂ©clare : “J’ai dit Ă ma femme en rentrant : ‘j’ai trouvĂ© la planque, ce n’est pas tuant, on boit des verres, ça va ! ». Au final, l’énergie et la libertĂ© qui se ressent dans le film, c’est l’énergie et la libertĂ© que Godard imposait Ă son tournage : la place aux hasards, l’absence de règle et une spontanĂ©itĂ© folle.
Ă€ bout de souffle… Les personnages le sont certainement Ă la fin de cette fuite en avant constante. Le matĂ©riel aussi. Exit le tournage en studio et les lumières artificielles, Godard engage comme directeur de la photo un ancien reporter de guerre : Raoul Coutard. L’occasion idĂ©ale de pousser sa CamĂ©flex dans ses derniers retranchements. Bien illustrĂ© par la citation suivante de Godard : “Mercredi, on a tournĂ© une scène en plein soleil avec de la Geva 36. Tous trouvent ça infect. Moi, je trouve ça assez extraordinaire. C’est la première fois qu’on oblige la pellicule Ă donner le maximum d’elle-mĂŞme en lui faisant faire ce pour quoi elle n’est pas faite. […] MĂŞme la pellicule vous le voyez sera Ă bout de souffle“.
Film retentissant, nous le disions, aurĂ©olĂ© d’un succès critique et public, Ă€ bout de souffle lance la carrière de Godard et s’inscrit Ă jamais dans l’histoire du cinĂ©ma. Et tandis que le film commence Ă ĂŞtre projetĂ©, Godard enchaĂ®ne avec un tout nouveau tournage : Le Petit Soldat.
Durant la guerre d’Algérie, Bruno (Michel Subor) se réfugie en Suisse. Le déserteur travaille pour l’OAS, un groupuscule d’extrême droite. Pourtant ses amis doutent de lui, il va alors être contraint d’assassiner un journaliste. En parallèle, il va rencontrer Veronika (Anna Karina) et va tomber amoureux de la jeune femme…
Censuré à sa sortie dans le contexte de la question algérienne, ce deuxième long-métrage de Godard souffre de la comparaison avec À bout de souffle. Subor n’a pas la prestance d’un Belmondo, le film semble moins fougueux et la post-synchronisation hasardeuse tend à sortir le spectateur du fil de la narration. Pourtant, les deux premiers films de Godard ont tous deux été entièrement doublés après le tournage, à la différence près que pour À bout de souffle le réalisateur a travaillé énormément sur le bruit de fond, tandis que pour Le Petit Soldat il l’a intentionnellement laissé lacunaire. Parfois, des dialogues entiers se déroulent sans le moindre bruitage – typiquement une longue séquence en voiture sur les quais genevois – désynchronisant parfaitement son et image. Un choix déroutant, dans la lignée des multiples expérimentations de Godard, mais qui ne plaide pas pour une immersion du spectateur.
Ce film a Ă©tĂ© prolongĂ© en 1999 par Claire Denis, via son Beau travail. Elle reprend en effet Michel Subor et son personnage, pour voir ce qu’aurait pu ĂŞtre la suite de son histoire… Rajoutons Ă©galement que Godard effectue un camĂ©o dans son film – l’homme au petit chien – et qu’il s’agit de sa première (et future longue) collaboration avec Anna Karina.
VoilĂ pour cette première partie de la rĂ©trospective Godard, en attendant son prochain film Une femme est une femme, oĂą l’on retrouvera Belmondo et Anna Karina.
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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