« Je les ai contemplées en extase. […] Quand elles partirent, je fus dans l’ombre et le froid, je crus qu’elles emportaient la beauté du monde ». En 1906, subjugué par la pureté des danseuses du ballet royal cambodgien, Rodin fut frappé par l’universalité du langage des corps. Pour la première fois, ces danseuses accompagnaient le roi Sisowath en dehors du palais de Phnom Penh. Rodin abandonna tout pour se précipiter à l’exposition coloniale de Marseille où ces dernières faisaient étape avant d’embarquer pour le Cambodge. Frappé par l’inspiration soudaine, le sculpteur aurait produit en une semaine à peine 150 aquarelles dont une partie d’entre elles traverse le documentaire La Beauté du Geste. Dialogue à travers les âges et les arts, le film retrace l’histoire d’une danse autrefois réservée au Prince et aujourd’hui emblème populaire du Cambodge.
La danse est une poésie muette
Si les frères Lumières ont inauguré le cinéma en 1885 en filmant des ouvriers à la sortie d’usine, il ne faudra pas attendre longtemps avant que l’image des danseuses du ballet royal ne soient imprimées sur pellicule. D’entrée de jeu, le réalisateur Xavier de Lauzanne nous éclaire en nous rappelant qu’en 1899 les frères Lumières envoient leur opérateur Gabriel Veyre tourner ces images dans l’empire colonial français. Pour la première fois, les inventeurs du cinéma donnent à voir l’invisible : une danse cantonnée au palais royal de Phnom Penh qui s’ouvre soudainement au monde. Ce n’est que bien plus tard, dans les années 60, que cette culture sera popularisée pour le peuple cambodgien.
Curiosité pour un public occidental conquis par la propagation de zoos humains et expositions exotiques qui durèrent jusqu’aux années 30, les gestes et postures des danseuses royales bousculent les représentations lors de l’exposition coloniale de Marseille. Lors d’une interview donnée au Figaro en 1906, Rodin, encore extatique, partage son ressenti sans retenue : « Ces cambodgiennes nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir : leur Antique à elle qui vaut le nôtre. Leurs bras sont étendus comme en croix. Elles donnent un mouvement qui serpente d’une main à l’autre en passant par les omoplates. Elles possèdent naturellement la notion de l’harmonie et de la vérité ou, du moins, on l’a pour elle. […] » Il conclut l’expression de son plaisir en ces termes :
« Elles m’ont appris des mouvements que je n’avais encore jamais rencontrés nulle part, ni dans la statuaire, ni dans la nature. Pour moi, je sens bien qu’à les regarder, ma vision s’est élargie : j’ai vu plus haut et plus loin ; enfin, j’ai appris »
Rodin lors d'une interview accordée au Figaro en 1906
A la danse classique occidentale marquée par des sauts aériens, les danseuses étoiles cambodgiennes offrent un spectacle beaucoup plus proche du sol. Les mouvements sont lents, les mains pliées vers l’arrière, le dos est systématiquement cambré, les genoux fléchis. Le centre de gravité est bas et le corps pivote sur un même axe ; parfois un pied se détache du sol avant d’emporter le reste de la jambe vers le bas du dos. La danse cambodgienne recherche l’hyperflexion et semble pousser les articulations vers le point de rupture. Tandis que l’une des jambes reste bien ancrée au sol, l’autre moitié du corps s’élève.
« La danseuse est le point entre la Terre et le Ciel » explique, Sophiline Cheam Shapiro, ancienne danseuse et chorégraphe. « Toute idée de ligne est détruite est le squelette disparaît » ajoute l’ethnologue et photographe George Groslier en 1928, lui qui craignait que le peuple colonisé disparaisse sous les effets de la modernité et de l’assimilation. Dans une logique de patrimoine, il photographia méthodiquement toutes les pauses traditionnelles des danseuses afin de comparer la danse classique de son homologue khmère.
Angkor une dernière danse
La danse, quelle qu’elle soit, produit du signifiant par ses rythmes, ses mouvements et ses gestes. Pour le ballet royal, c’est un langage à déchiffrer où les positions des mains renvoient à des symboles. C’est une alchimie née de l’observation de la nature et magnifiée par des costumes et dorures créés par l’Homme. Les pièces sont simplement pliées et reliées entre elles par une technique de tissage ancestral. « Là où les mots finissent, la danse commence » expliquait la danseuse contemporaine Pina Bausch à qui Wim Wenders rendit hommage dans son film éponyme. Le réalisateur lui-même expliquait le langage universel propre à la danse : « Je n’avais pas besoin de connaître le sujet de la danse pour pouvoir la suivre. Elle était réduite à un langage que je pouvais comprendre ».
Le ballet royal offre un spectacle accessible et sensible pour le néophyte mais avec une scénographie profonde dont les codes sont transmis par la tradition orale et la mémoire des corps. Les danseuses se répartissent les rôles entre deux figures humaines, le prince et la princesse ainsi que trois personnages oniriques, le géant, le singe et le paon. Voyage de près de plus d’un siècle, La Beauté du Geste nous fait traverser les époques et les étapes clés de la danse cambodgienne : la période coloniale du protectorat français, puis les années 60 marquées par l’ouverture aux hommes pour le rôle animal et l’abandon général du fard blanc. Les danseuses deviennent plus expressives sous l’influence de la monarchie qui a voulu démocratiser le ballet royal. Bien qu’ancrée dans la tradition, la reine Kossamak voulait moderniser le répertoire en ouvrant le palais royal à de nouveaux élèves filles comme garçons et en ajoutant une note de séduction.
Dansez, dansez sinon nous sommes perdus
En 1962, la figure de l’Apsara des murs d’Angkor devient alors le modèle choisi pour la princesse dans le long-métrage L’oiseau de Paradis de Marcel Camus. Tout au long du reportage, Xavier de Lauzanne explore les relations entre le Cambodge et la France, entre l’Art et ses mediums : du cinéma à la danse (et vice-versa), de l’architecture d’Angkor à l’incarnation de l’Apsara, de la télévision aux nouvelles danseuses qui rêvent de devenir aussi célèbres que la princesse Norodom Bopha Devi (1943-2019). Car c’est aussi le souci de la tradition et de la passation qui traversent le patrimoine cambodgien. Plus que tout, c’est la question existentielle de la survie après le régime de terreur de Pol Pot et le génocide Khmer qui emporta près de 90% des artistes. Malgré les affres de l’histoire, la danse cambodgienne est aujourd’hui protégée au patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2008.
Dans l’hindouisme, une apsara est une nymphe céleste d’une grande beauté. On dit qu’elle est capable de changer sa forme à volonté, de régner sur les fortunes du jeu et des paris. A l’image de cette déesse, la danse cambodgienne résonne comme un art qui noue la tradition à de nouvelles formes passées et encore à venir. C’est la figure du cycle de la vie qui donne naissance à la fleur puis au fruit et qu’ont lit sur les mains des danseuses. C’est aussi le sens à donner à cette image de La Beauté du Geste où des spectateurs peignent les danseuses en pleine représentation devant la Porte des Enfers de Rodin ; Porte des Enfers, elle-même entendue comme une réponse à la Porte du Paradis de Lorenzo Ghiberti et illustration de la Divine Comédie.
Le spectacle vivant est un portail entre les Arts. Une image du documentaire qui trouvera sa résonnance jusque dans la salle de cinéma du Star Saint-Ex où nous avons assisté à l’avant-première à Strasbourg. Au terme de la projection, deux élèves de l’école de danse Bopha Devi crevaient littéralement l’écran. Devant nous, elles s’offraient en spectacle. « Est-ce de la danse, est-ce du théâtre ou simplement la vie ? » aurait conclu Pina Bausch si elle était encore de ce monde aujourd’hui.
La Beauté du geste au cinéma le 13.03.2024
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
Catégories
Posts récents
La Planète des singes: Le Nouveau Royaume,
- 11 octobre 2024
- 6min. de lecture
Migration, le vilain petit canard d’Illumination ?
- 10 octobre 2024
- 5min. de lecture
Eden Lake, la campagne a des yeux
- 9 octobre 2024
- 4min. de lecture
Silent Hill 2, culte n’est pas synonyme
- 8 octobre 2024
- 11min. de lecture
Pique-nique à Hanging Rock, le cercle des
- 7 octobre 2024
- 5min. de lecture
Finalement découvert hier, j’ai été pris par la danse comme je suis resté à distance de la proposition filmique et de sa forme souvent bien trop convenue. Je n’ai qu’une hâte désormais, c’est de voir ce que donne cette danse lorsqu’elle est au service de la fiction!