À la lecture de la brillante BD Pied à Terre – Expédition à bord de l’Océan Viking de MarieMo qui relate les aventures de la dessinatrice à bord du navire humanitaire de SOS Méditerranée catalysant toujours plus les colères réactionnaires d’une droite hostile à son existence, la question de la représentation de la “migration” dans les arts et plus spécialement au cinéma émerge. Documentaire ou fiction ? Naturalisme ou fantastique ? Les options sont nombreuses pour tenter de relater ces destins brisés en quête d’un avenir meilleur. Exploration de la question autour d’une poignée de films entourant cette thématique…

De la réalité à la fiction

Comment narrer l’histoire des exilés ? Cette question nait de la lecture de la BD Pied à Terre de MarieMo. La dessinatrice qui avait déjà proposé Les Mains glacées en 2021 propose ici une plongée en immersion sur l’Ocean Viking, le bateau de SOS Méditerranée qui patrouille dans les eaux de la Mare Nostrum, en particulier sur son tronçon le plus meurtrier : celui reliant la Libye aux côtes italiennes. Entre les magouilles politiciennes droitardes pour retenir les bateaux de l’ONG aux ports, l’organisation à bord, le sauvetage en lui-même et les gestes à réaliser avec ces rescapés d’une mort quasi-certaine, le trait fin et méticuleux de l’artiste dessine son propre périple à la première personne tout en y intégrant une flopée d’informations documentaires.

Cela en fait invariablement une œuvre passionnante qui met un double coup de projecteur : d’abord sur ceux qui risquent leur vie en tentant coûte que coûte de traverser la mer après avoir déjà bravé les horreurs des geôles libyennes, mais aussi sur ces bénévoles dévoués qui sautent sur un bateau pour devenir une petite fourmi au sein d’une véritable effervescence humanitaire. Chacun à son poste, rituels bien rodés, mille détails à peaufiner pour que tout se passe au mieux pour les exilés, ce bref moment en mer entre le sauvetage (parfois périlleux) et la violente arrivée sur les côtes synonymes de rigueurs administratives et policières devient un temps suspendu. Un moment d’échange, de partage, loin des violences de leur continent de départ, et avant celles de leur pays d’arrivée…

La dessinatrice MarieMo fait le choix de la concision documentaire. Son dessin épuré (et disons-le assez splendide) relate une expérience personnelle à la première personne et dans laquelle elle apparait directement, mais cette expérience s’inscrit dans une matrice bien plus documentée et contextualisée. La dessinatrice fait le choix d’introduire son lecteur à la nécessité des sauvetages en mer, chiffres et cartes à l’appui. Et lorsqu’elle peut enfin embarquer à bord de l’Ocean Viking, elle s’attachera à retranscrire les nombreux acronymes inhérents au milieu du sauvetage marin, les gestes du quotidiens, les perles d’inventivité nécessaires à cette vie commune en espace exigu. Des choix de clarté bien compréhensibles, qui font de Pied à Terre autant un récit exalté qu’une véritable mine d’informations pour celui qui souhaite s’informer sur ces drames qui se jouent aux portes de l’Europe mais que les médias préfèrent très souvent taire. Un choix parmi des milliers d’autres auquel quiconque souhaitant adapter à l’écran la vie de l’un de ces exilés devra se confronter. Comment raconter leur vie ? Avec quels moyens cinématographiques ? Dans cet articles nous allons tenter de sonder quelques-uns de ces choix formels et narratifs, en explorant certains des films embrassant pleinement cette thématique.

« Mon voyage a commencé sur un bateau. J'ai passé un an dans un camp de réfugiés et, d'une manière ou d'une autre, je me suis retrouvé ici, sur la plus grande scène d'Hollywood. »

Et pour commencer cette exploration et effectuer cette transition entre BD et cinéma, remémorons-nous les mots du génial Ke Huy Quan lors de la réception de son Oscar pour “Meilleur second rôle” dans Everything, Everywhere, All at once. Lui qui a fui le Vietnam avec son père en 1978 pour se retrouver à Hong-Kong représente un point heureux dans une constellation de “migrations” maculée de destins funestes.

Everything Everywhere All at Once (2022)

Le choix de l'exhaustivité : Human Flow

Pour commencer cette exploration, évoquons le choix de l’exhaustivité. Raconter l’histoire de ces gens dans un carcan global. Étendre son projet. Faire le choix du visuel plutôt que du commentaire. Ce sont les choix ambitieux du cinéaste et activiste chinois Ai Weiwei lorsqu’il propose le magistral Human Flow. Celui qui a frayé avec la Beat Generation, qui a compris l’importance d’internet (et en particulier du blog) comme nouvelle forme d’expression et aussi celui qui a eu de multiples accrocs avec le régime chinois du fait de ses œuvres ouvertement critiques, s’amuse à parasiter de l’intérieur les institutions chinoises. Il parvient par exemple à publier son ironique poème Oublions malgré les multiples censures liées à la commémoration des 20 ans du massacre de la place Tiananmen.

« Oublions le 4 juin, oublions ce jour ordinaire. La vie nous a enseigné, sous le totalitarisme, que chaque jour est le même. Il n’y a pas d’“autre jour”, d’“hier” ou de “demain”. Nous n’avons pas besoin de vérité partielle, pas besoin de justice partielle, pas besoin d’honnêteté partielle.

Sans liberté de parole, sans liberté d’information, sans élections ibres, nous ne sommes pas un peuple, nous n’avons pas besoin de nous souvenir. N’ayant pas la possibilité de nous souvenir, nous avons choisi d’oublier.

Oublions chaque cas de persécution, chaque cas d’humiliation, chaque massacre et chaque tentative de le cacher, chaque mensonge, chaque mort. Oublier chaque moment de souffrance, et oublier chaque moment d’oubli. C’est ainsi que ces “hommes d’honneur” pourraient nous tourner en ridicule.

Oublions les soldats qui ont tiré sur les civils, les étudiants dont les corps ont été écrasés par les chenilles des chars, le sifflet des balles, le sang sur les grandes avenues et les contre-allées, une ville et une place sans larmes. Oublier les mensonges sans fin, les dirigeants qui espèrent que tout le monde a oublié, oublier leur lacheté, leur caractère maléfice et inepte. Nous devons oublier car ils doivent être oubliés. Nous ne pourrons exister que lorsqu’ils auront été oubliés. Afin d’exister, nous devons oublier.” [proposé en traduction française sur Rue89]

Le 5 juin 1989, symbole de Tian'anmen. [Keystone - Jeff Widener]

Pour Human Flow, Weiwei qui s’improvise pour la première fois documentariste propose un colossal projet : donner une vue d’ensemble des migrations humaines de cette année de tournage. Ainsi, en images de drone, images de téléphone, entretiens, le long-métrage de 2h20 couvre plus de 40 camps de réfugiés à travers le monde. Autant en Afghanistan qu’en Suisse, en Irak qu’en France, en Syrie qu’en Allemagne, Weiwei rapporte une véritable odyssée d’images plus marquantes les unes que les autres, scandées en un rythme hallucinant.

Et malgré ce choix d’exhaustivité, Weiwei parvient à toujours se concentrer sur l’humain. En s’attachant à retranscrire les anecdotes de plus de 200 personnes, il parvient malgré son contexte global à garder une échelle à hauteur d’hommes. A rapprocher le spectateur de ces êtres fuyant la guerre que les JT parviennent si bien à déshumaniser, à anonymiser. Si son ton parfois cru, presque horrifique, fait invariablement basculer le documentaire dans le domaine des affects, ce n’est pas par goût voyeuriste ou par volonté de tartiner une bonne dose de pathos. Non, Weiwei propose un catalogue émotionnel de ce qui se joue de tragique, mais aussi d’heureux, de vitaliste, d’espoir, dans ces mouvements de populations souvent très déceptifs. Si le film est un pur constat et manque peut-être parfois d’un brin d’analyse pour creuser au-delà du choc des images qu’il nous propose, il a l’immense mérite de déployer à l’écran toutes ces histoires qui nous sont si souvent tues. Et cela en fait un véritable monument de cinéma !

Le choix de la fiction : "Moi, Capitaine"

Matteo Garrone, après son dur Dogman, revient avec l’étonnant Moi, Capitaine  présenté au GIFF en 2023. Décrit comme un conte de fées homérique, le long-métrage narre le périple de deux jeunes sénégalais Seydou (Seydou Sarr) et Moussa (Moustapha Fall), qui quittent Dakar pour rejoindre l’Europe. Le film s’accroche à narrer le destin de ces deux potes en faisant un choix pas forcément traditionnel : la trame narrative n’est pas enclenchée par un évènement dramatique violent (ils sont juste en quête d’un autre avenir), mais aussi et surtout le fait que Moi, Capitaine soit une pure fiction…

Garrone s’autorise même des décrochages oniriques et fantastiques, qui permettent au réalisateur italien de suggérer certains évènements tragiques sans forcément s’étaler dans un étalement d’horreur pas forcément facile à extraire d’une sorte de voyeurisme crasse. Le fait de coller aux basques de ces deux jeunes protagonistes amènent parfois à Moi, Capitaine un manichéisme et un simplisme un peu dommageable (on se doute bien que certains méchants pourvoyeurs de mal de Moi, Capitaine sont eux-mêmes enfermés dans une matrice répressive qui les fait se comporter ainsi), mais c’est un bien maigre reproche à apposer à cette œuvre en complet décalage par rapport au tout-venant de ce que nous propose le cinéma sur cette thématique. Bref, on le comprend à ces quelques mots, Garrone parvient à donner un contre-champ assez magnifique au drame en hors-champ qui se joue en Méditerranée. Un drame dont il convient par ailleurs de rappeler quelques chiffres : selon l’OIM, le nombre de morts s’élève à 2 048 en 2021 à 2 411 en 2022 et à 3 041 fin 2023 (des chiffres très sûrement largement sous-estimés).

Le choix de la comédie : "Les Barbares"

Plus abrupt encore est le choix de la pure comédie pour traiter du thème de la migration. Kaurismäki le faisait certes avec L’autre côté de l’espoir en 2017, mais en gardant son ton doux-amer un peu rêche qui est sa marque de fabrique. Les Barbares de Julie Delpy fait le choix de la pure comédie grand-public. Un choix rendu plus aisé par sa situation (le film ne se concentre pas sur la migration en elle-même, mais sur l’accueil des migrants) que par son synopsis ironique appuyant sur le deux poids, deux mesures qui a cours dans nos pays d’accueil.

Le film se concentre en effet sur la petite commune bretonne (fictive) de Paimpont qui se mobilise toute entière pour l’accueil d’une famille de migrants ukrainiens. Malheureusement, vu l’engouement des communes d’accueil, les ukrainiens fuyant la guerre viennent à manquer… Ils sont alors remplacés par une famille de réfugiés syriens. L’élan de solidarité se brise alors net…

Tourné sous forme de conte doux-amer, Les Barbares n’est rien d’autre qu’une petite comédie francophone. Pourtant, dans un univers ultra-formaté, très prompt à dégueuler scénario frelaté après scénario frelaté dans un carcan très souvent réactionnaire (Cocorico, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu et tout le très franco-français Christian Clavier Cinematic Universe), la volonté de ce petit objet filmique grand public est assez réjouissante. Visuellement, il n’y a pas grand chose à attendre qu’une mise en scène purement fonctionnelle, et si le film est piquant, il n’atteint jamais le mordant du meilleur des comédies sociales de ces derniers temps (Heureux gagnants avec Fabrice Eboué, les films de Jean-Christophe Meurisse comme Les Pistolets en plastique). Reste un objet divertissant et plus intelligent que la moyenne (souvent rase-motte) de la comédie francophone mainstream, qui parvient à sa sauce à traiter du thème de la migration. Et ça, c’est déjà pas mal.

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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