Premier long du couple français exilé à Bruxelles Hélène Cattet et Bruno Forzani, Amer est désormais disponible sur Shadowz. L’occasion idéale pour évoquer la surréaliste fable féministe, à la confluence entre Lynch et Argento. Alors baissez la lumière, et laissez-vous conter l’histoire d’Ana…
L’œil de l'enfance
L’œil. L’œil est partout dans Amer. Au générique, des yeux. Dans une serrure, un œil. En gros plans, seuls ou en paire. Camouflés dans le décor. En paréidolies contre des murs tâchés d’humidité. Simplement peints. Ou apparaissant en collage sur une statue. Des yeux, partout. Amer est l’Histoire de l’œil. L’histoire d’un œil, celui d’Ana !
D’abord petite fille. L’œil curieux, largué dans le monde terrifiant des adultes, entre une mère distante, une maison labyrinthique et une bonne qu’on aurait extrait des limbes d’un cauchemar. Les images sont déjà là – l’humide, le sel, le sang – mais le cerveau enfantin ne les décrypte pas. Seules restent les réminiscences et d’elles naissent une terreur. Une peur qui s’incarne dans les plans monochromes, transformant soudainement sa chambre de petite fille en cauchemar expressionniste coloré. Les teintes empoisonnent le décor, s’emparent des textures de peau et finit par s’infiltrer partout, comme la peur d’Ana.
Puis vient l’inéluctable pulsion voyeuriste. La fille, à genou, le visage à hauteur de serrure. L’œil comme seule clé – au propre comme au figuré -, car dans cette scène réside l’essence de tout le long-métrage. L’œil en œuf, prêt à se gorger de l’image séminale, arrachée au travers de ce loquet : ses parents, dénudés, s’arrachant des soupirs. Sursaut devant l’obscène, mais trop tardivement. L’image est là. Imprimée contre la rétine. Indélébilement gravée dans les synapses du cerveau encore trop jeune d’Ana. L’œil-œuf a été fécondé. Ne reste qu’une brève gestation adolescente avant l’éclosion du fantasme, durée éclipsée par un film qui saute directement à une Ana plus âgée, marchant main dans la main avec sa mère.
L’œil adolescent
De l’intérieur du manoir, on passe à l’extérieur. Ciel azur, côte déchirée, route en interminables lacets. Ne manquerait qu’une maison construite en nid d’aigle et on se trouverait à coup sûr dans Le Mépris. A tendre l’oreille, on entendrait presque, par-dessus les genêts, la voix de Piccoli répéter à quel point il les aime, ses fesses, à Bardot. Mais ni Ana ni sa mère n’écoutent, elles marchent, s’éloignent. Descendent vers la mer. Les mains se séparent. Le lien se brise. L’adolescence déchire ce qui reste de ces fils invisibles qui l’attachent encore à sa génitrice, Ana se sent magnétisée, sait l’effet que cette robe soulevée par le vent fait aux garçons, peine à cacher la rotondité de ses seins qui gonflent sa poitrine. Son corps la trahit. Trahit le bouillonnement de ses pensées. Trahit les envies qui lui déchirent le bide. Trahit la peur qu’elle ressent face à ses regards – d’homme, de gamin, d’un groupe de motards – qui la mettent à nu dans leurs esprits. Qui tentent de la posséder par le regard. Voilà qu’on revient à l’œil, encore.
Elle joue avec ce gamin qui parait trop jeune. L’érotisme semble autant la gêner que l’exciter. Une excitation qui va les mettre en mouvement dans une course poursuite après une balle, où la caméra perd le spectateur : qui suit qui ? Qui suit quoi ? Bientôt, le paysage du Mépris brûle. L’image crame. La saturation envahit jusqu’à la pellicule dans cet étrange sprint bientôt soldé par une baffe, sonore, lorsqu’elle se retrouve à nouveau face à sa mère. Une mère scandalisée, peut-être. Plus sûrement terrifiée de voir sa fille – sa petite fille – se pavaner innocemment devant ce gamin. Puis devant ces motards libidineux, croisés en chemin. Réaction épidermique. Tentative désespérée de rappeler à l’âge d’enfant son adolescente qui lui échappe. L’œil est toujours là, ou plutôt les yeux. Nombreux. Braqués sur Ana. Et si l’œil-œuf est prêt à éclore, si le fantasme point, des résidus d’enfance la protège encore. Mais plus pour longtemps…
L’œil adulte
Seconde ellipse. Des corps, filmés trop près. Une musique assourdissante, dissonante. Des chairs, des poils. Un mouvement spasmodique, désagréable. Irritant. Terrifiant. Le viol est évidemment suggéré par la caméra, avant d’être balayé par un plan zénithal montrant une Ana plus âgée, coincée entre les corps d’hommes suants, ravis de frôler sa peau, de sentir ses formes contre les leurs, de l’écraser dans la promiscuité d’un bus bondé. La masse masculine parait vouloir la phagocyter. Réminiscences pornographiques. Elle n’en peut plus, elle doit sortir. S’extraire. Et soupire sur le quai, recrachée sur le bord de la rue, contrainte au taxi.
Un Kurt Russel débarque, ou son sosie. Sa BMW n’est pas la Chevrolet Nova de Boulevard de la mort, mais l’idée est là. L’œil aussi, inquisiteur, rendu omniscient par le rétroviseur central. Ana tente d’abaisser sa jupe trop courte le long de ses cuisses nues, mordues par le cuir brûlant du taxi, pincées par les coups d’œil incessant du chauffeur. L’intimité de l’habitacle se substitue aux hordes de frotteurs, mais la gêne est la même. Leurs caresses indiscrètes : une brûlure constante. L’air devient suffoquant. Jusqu’au coup de canif qui déchire sa robe, libère ses seins, expose un triangle de chair polarisant tous les regards. Vision fantasmée, cauchemardée. Fugace mais prenante. La voiture la recrache à nouveau, saine et sauve mais assaillie de toutes parts, salie.
Ana titube dans le jardin de son ancienne maison. Se rattrape in extremis au tronc d’un arbre, maculant sa main d’une poix blanche et collante. La métaphore sera filée ou ne sera pas. L’Adieu au langage atteint ici son paroxysme, dans un film jusqu’ici pourtant déjà largement mutique. Elle est désormais seule dans les couloirs vides de sa maison d’enfance. Seule. Ana est de retour dans l’antre où l’œil a été fécondé et les réminiscences hantent déjà la maison. Les planchers craquent. Des ombres mouvantes semblent la détailler – toujours ! – tandis qu’elle se dénude pour se lover dans une baignoire.
Point d’eau, Ana la remplit de larmes. Ou de mouille. Qu’importe, qu’elle coule de l’œil d’en haut ou d’en bas, elle gît désormais dans une eau saline. La jouissance débloquée par un peigne.
Avant qu’une main, invisible, noire, ne pousse sa tête sous l’eau en l’y maintenant. Ana manque de peu d’y rester, mais parvient à s’échapper et à s’enfermer dans sa chambre. Le parallèle avec la petite fille est évident. Sauf que lorsqu’elle épie par le trou de la serrure – encore – ce n’est pas les corps nus de ses parents qu’elle voit, mais bien elle-même. Bientôt, l’air nocturne se trouble de bruits de pas, les couloirs s’emplissent des soupirs d’un spectre décidément revanchard… On veut sa peau !
L’œil torve
Ana se retrouve ainsi entre le marteau et l’enclume. D’un côté, un homme avide la traque. De l’autre, son ombre à elle, gantée de cuir, la main prolongée d’un coupe-choux avide d’hémoglobine. D’un côté le pénétrant, le violeur, de l’autre la somme inconsciente de ses fantasmes socialement imposés dont sa cervelle n’a été que l’éclosoir. La nécrose, partout. L’annihilation. Pourtant Ana ne se débine pas. Tente le tout pour le tout. Et bientôt, c’est lame en main et à califourchon sur le mâle qu’elle se trouve. La dominée devient dominante.
Le corps prisonnier de l’homme tente de se débattre, mais le tranchant le calme. Cliquetis métallique contre les dents, le fil du rasoir court sur les commissures, menace un temps, puis tranche. La bouche, d’abord. Cet endroit d’où sortent les sifflets, les quolibets insultants, le venin de l’insulte. Puis l’émasculation ne tardera pas, presque aussitôt assortie d’une lame plantée droit dans la pomme d’Adam. Ana le châtre de tous ses oripeaux de virilité et le prive de toute possibilité de viol, dans une scène hyper-sensorielle qui ne pourra que faire crisser des dents le spectateur. La douleur suinte de l’image, contamine ceux qui la regardent. De cet homme ne reste plus que l’œil comme prolongement violeur. L’œil, évidemment. Encore et toujours l’œil. Le tranchant hésite encore. Peut-être aurait-il dû plus longuement hésiter ? Il finit par se planter dans l’ombre. Ana, en poignardant son double, se tue elle-même. Le dernier souffle et puis la mort.
Ne reste alors que la froideur d’un corps inanimé. Ana, dénudée toujours, les chairs reposant sur la froideur de l’acier inoxydable d’une table d’autopsie. Des mains gantées, masculines, émergent du hors-champ. Une éponge. De l’eau. Comme une pièce de viande, Ana est retournée. Son intimité à nouveau exposée. Même morte, même dépossédée de tout, elle reste et restera l’objet que le regard masculin veut qu’elle soit. Ne subsiste alors qu’un arrière-goût, dans la bouche… Un arrière-goût amer !
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Bravo pour l’article qui a l’air de bien retranscrire les états dans lequel est plongé le spectateur. Tu m’as donné envie de le voir.
Merci oui très chouette filmo que ce couple de français 😉 J’ai hâte de découvrir “l’étrange couleur des larmes de ton corps” !
Tu m’as bien donné envie. Je crois que je vais rapidement le découvrir avec L’Étrange Couleur des larmes de ton corps !