Il est coutume de moquer le parangon d’un cinéma helvétique lent, se lovant dans un pathos dégoulinant, totalement hermétique. Si moult exemples viennent infirmer cette idée de base – nous parlions récemment de court-métrages horrifiques, du timbré Mad Heidi ou encore de différents documentaires – 99 Moons paraissait lui aussi vouloir donner un bon coup de pied dans cette vieille image bien proprette. Mais au final, ça donne quoi la transposition en suisse-allemand du Love de Gaspar Noé sur les rives glacées du lac de Zürich  ?

99 lunes

Bigna (Valentina Di Pace) étudie des moyens pour prévenir les tremblements de terre. Une scientifique de pointe, gardant à la vie comme au boulot un contrôle total sur ce qui l’entoure. Sa sexualité ne fera pas exception, car elle se résume à des incartades d’une baise violente, étonnamment mise en scène avec la complicité de coups d’un soir glanés sur Internet. C’est dans ce carcan qu’elle fera la rencontre de Frank (Dominik Fellmann), un barman-DJ désœuvré qui va immédiatement succomber aux charmes de la scientifique dominatrice. Nous allons suivre leur(s) histoire(s), entre excès et fréquentes perditions en paradis artificiels, durant 99 lunes, soit à peu près 8 ans.

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Jan Gassmann, un réalisateur suisse connu principalement pour Europe, She Loves en 2016, revient ici sur le devant de la scène du cinéma helvétique et international, en étant notamment sélectionné à Cannes pour l’ACID 2022. Deux heures d’une histoire d’amour peu banale, alternant de longues scènes en boîte de nuit et des passages d’une sexualité plus qu’explicite, explorant un amour 2.0 et tous les écueils émaillant la route d’un tel couple : les kinks, la naissance des sentiments, la tromperie, l’exploration d’un passé sexuel troublant, le désir d’enfant…

Le réalisateur nous a habitué à travailler aux confluences de la fiction et du documentaire, et 99 Moons n’en dérogera pas : certains passages (la vie de scientifique de Bigna), tout le premier segment du film, l’utilisation récurrente d’acteurs non professionnels, lorgnent du côté d’un réalisme parfois quasi-documentaire.

Un amour sismique

Le filmage de ces parties peut déstabiliser le spectateur, désarçonné par une image parfois trop propre, ayant un cachet de production télévisuelle. Pourtant, rapidement, Gassmann va intercaler des portions bien plus stylisées, qu’il s’agisse des danses quasi-frénétiques dans un sous-sol clandestin, bercé à la techno, ou des parties de jambes en l’air bien plus léchées visuellement.

La caméra va aller questionner le reflet, les jeux de réverbérations, les miroirs, comme une interrogation aux deux protagonistes qu’une libido exacerbée a rapprochés mais qui finissent par s’enfermer dans une spirale d’attirance/répulsion qui traversera tout le film, à l’instar des ondes sismiques.

Des tremblements de terre inopinés, imprévisibles – malgré les recherches de Bigna tentant d’y déceler un pattern – et pourtant inéluctables : exactement comme les marées de désir dans lesquels se cadenasse ce couple. Entre haine viscérale et amour pathologique, le sexe extatique semble avoir bâti entre eux un lien indéfectible qui, tandis qu’il s’amenuise, tend à s’invisibiliser, finira toujours – tel un ressort – à unir à nouveau ces deux âmes en peine. Des retrouvailles sacrées par deux tremblements de terre bien réels, dont la portée se veut poétique, et qui achèvent de filer la métaphore de ce sismographe sentimental.

Lignes de vie

Mais si nous parlions plus haut de réflexions, d’images miroir, c’est que le long-métrage laisse entrapercevoir les multiples lignes de destin qu’auraient pu emprunter nos deux protagonistes, comme un coup d’œil autorisé aux réalités alternatives auxquelles elles auraient mené. Brillante scientifique ? Femme de bourgeois ventripotent ? Ou louve solitaire s’accordant de brefs et futiles suppléments d’âme bradés en quelques coups de bassins à l’arrière d’une boîte mal famée ? Les choix sont rudes, les désirs se télescopent, se repoussent pour mieux se magnétiser à nouveau.

Un film violent, tantôt d’une froideur toute zurichoise, parfois brûlant d’un érotisme brutal, ne démentant probablement ni l’influence d’un 9 Songs de Michael Winterbottom, ni celle, déjà évoquée, du Love de Noé. Bref, une proposition de cinéma peu banale, laissant entendre les sonorités heurtées du dialecte suisse-allemand tout en explorant le fin fond des pulsions humaines, qu’il convient de découvrir sur grand écran si vous en avez (encore) la chance.

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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