C’est à la Mostra de Venise qu’on découvrait le film Vermiglio, auréolé du Lion d’argent et du Grand Prix du jury présidé par Jane Campion. La réalisatrice est tombée sous le charme désuet de la mariée des montagnes. Le film de Maura Delpero raconte cette simili « non-rencontre » d’un soldat déserteur italien et d’une jeune femme d’un hameau cerné par des pics enneigés. A la fois loin du front et rattrapé par les échos de la guerre, Vermiglio évoque un acte manqué autant qu’il donne à voir un instant pastoral de la société italienne confrontée à la grande histoire.

Une rencontre (a)romantique ?

C’est au cœur de l’hiver 1944 qu’un soldat sicilien vient se réfugier. Aussitôt placé sous la tutelle du patriarche qui lui apprend à lire et écrire, le jeune homme peu bavard s’éprend très vite de la fille de son protecteur à la croyance aussi rude qu’implacable. En apparence tout du moins car, en tapinois, l’Homme de foi cache ses quelques images impies auxquelles il cède volontiers une fois seul. Pendant qu’il écoute un disque de Chopin depuis son bureau familial, ses filles échappent à son autorité.

Froide, la vie italienne couve ses moments d’intimité dans les silences, loin des regards, dans cette vieille grange qui jouxte la maison et où les règles ne parviennent plus à freiner les désirs que portent l’insolence de la jeunesse. C’est ici que la cadette s’initie à la transgression la plus frugale. Un bref échange mâtiné d’un désir évanescent pour une jeune femme aux airs de garçonne et qui tend une cigarette à la petite malicieuse. Quelques paroles anodines suffisent pour libérer du joug familial. Le temps d’un instant suspendu, le jeu s’installe entre la fillette et cette icône désinvolte et rebelle à peine sortie de l’enfance. Le film de Maura Delpera n’a pas à proprement parler un personage principal, au contraire sa narration est intergénérationnelle. 

A Vermiglio, l’expression du désir est systématiquement refoulée. Que ce soit dans la grange ou derrière cette commode, où l’une des filles du village ne sait pas comment résister aux plaisirs de la chair, l’intimité se découvre là où on peut enfin fuir cette promiscuité étouffante. Travail et religion dominent le quotidien. La vie villageoise ne laisse que peu de place à l’émancipation. Sans jamais tomber dans l’écueil anachronique d’un protoféminisme de combat qui viendrait jurer devant cette fresque naturaliste donnant à voir des vies ordinaires, Vermiglio dessine les émotions de ses personnages et ses élans de liberté avec pudeur. Taiseux, le film préfère faire confiance à ses superbes images plutôt qu’à ses dialogues feutrés.

Le bleu du ciel

Rares sont les films à représenter avec une telle justesse la vie paysanne. On y découvre la rudesse de la vie ouvrière, ses célébrations protocolaires et ses déchirements internes. Le déserteur et l’aînée des trois filles tombent amoureux dès les premières séquences du film. Leur mariage est célébré, alors que la jeune femme est enceinte et que la guerre s’éternise. Mais ce sera l’unique moment de joie insouciante. Car dans Vermiglio, le désir est systématiquement rattrapé par le réel. Subjugué par une photographie aux tons bleutés et au grain qui donne corps à ce portrait d’époque, Vermiglio soigne son image par des cadres élégants dont la composition rappelle les peintures de la vie paysanne.

Giovanni Segantini, La mort (1899)

Dans un entretien passionnant accordé au média The Seventh Art, Maura Delpero explique le riche travail de recherche réalisé en amont. Coutumière des documentaires (Teachers, Nadea et Sveta), la réalisatrice a d’abord confronté ses souvenirs tirés des archives de sa propre famille à ceux des doyennes du village, des nonagénaires et même des centenaires. Maura Delpero revendique la recherche « d’émotions directes » pour retranscrire cette « mémoire collective » aujourd’hui menacée d’oubli.  Dès les premiers travaux préparatoires, elle a pensé aux peintres flamands et peintures d’hiver de Giovanni Segantini qu’elle a communiquées à son directeur de la photographie. C’est à Mikhail Krichman qu’on doit cette patine bleue si singulière. Le tableau Mauvaises Mères a aussi influencé son travail, notamment pour la caméra, raconte-t-elle :

« Je lui ai dit que nous serions immobiles, respectueux de l'immobilité de ce monde. Ce n'est pas un monde frénétique. »

Giovanni Segantini, Les mauvaises mères (1894)

Sa recherche chromatique l’a conduite vers les photographies autochromes, une technique de photos en noir et blanc, puis peintes avec des couleurs primaires. Cela a permis de définir cette identité graphique forte, rappelant que quand on est dans ce village de montagne, « on a l’impression que le ciel est tout proche », s’amuse-t-elle. Loin de l’idéalisme du genre pastoral, Vermiglio préfère la sobriété amère et le souci du détail d’un film aromantique, où les premiers ébats juvéniles s’évanouissent aussitôt consommés. On pense à Bataille et ces quelques lignes de son dernier chapitre intitulé Le jour des morts. Un baiser volé, comme un moment d’insolence devant l’absurdité de la guerre, une fulgurance dans le bleu du ciel et la réalité du fascisme qui ravage les corps derrière les montagnes italiennes.

« La terre, sous ce corps, était ouverte comme une tombe, son ventre nu s'ouvrit à moi comme une tombe fraîche. Nous étions frappés de stupeur, faisant l'amour au-dessus d'un cimetière étoilé. »

Bande-annonce de Vermiglio

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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