The Shameless est le fruit d’un long travail de réflexion porté sur la société indienne. En 2014, bien avant la fiction présentée à Cannes dans la section Un certain regard, Konstantin Bojanov a commencé à filmer l’histoire de travailleuses du sexe Devadasi dans la région indienne du Karnataka. Touché par la relation de sororité qu’entretenait Reshma avec son amie Renuka, le réalisateur bulgaro-américain a décidé de l’utiliser comme point de départ pour brosser ce portrait au féminin. Avec The Shameless, refuge et fuite se confondent au travers de l’histoire de deux femmes que l’âge sépare, mais portées par le même désir de liberté face à un monde qui opprime.
La condition féminine à l’épreuve des castes
Pour sortir du prisme occidental, il faut s’intéresser aux fondements et aux déterminants de la société indienne. Tristement célèbre pour être classée sur le podium des pays les plus dangereux au monde pour les femmes, l’Inde est profondément marquée par des inégalités archaïques. Derrière le mirage joyeux de Bollywood – où il n’échappera à personne que les clichés de genre sont entérinés à chaque production – la condition des femmes indiennes peine à s’améliorer. En dépit d’une constitution égalitaire et d’une présence de plus en plus importante de ces dernières dans les lieux du pouvoir, le patriarcat indien est frontal et étroitement intriqué dans un système féodal de castes et communauté auxquelles appartiennent les sujets.
La famille est le premier terrain de reproduction des discriminations culturelles. Contrairement à nos sociétés occidentales marquées par la révolution libérale et la conquête des droits centrés sur l’individu, en Inde, c’est la parenté qui définit le cadre des libertés conférées et qui entérine donc les inégalités, a fortiori de genres. C’est ce qu’explique la professeure et enseignante-chercheuse Kamala Marius dans son article « L’Inde : la loi avance, le patriarcat résiste » :
« Le patriarcat indien impose une dichotomie spatiale symbolique entre masculin et féminin en confinant les femmes à des espaces assignés en fonction des hommes. »
Kamala Marius, « L'Inde : la loi avance, le patriarcat résiste »
Qu’il s’agisse de la religion hindoue largement majoritaire en Inde ou des communautés musulmanes résiduelles elles-mêmes persécutées par le régime, on retrouve une organisation gravitant autour de la cellule familiale, où les rôles genrés sont délimités sans que l’individu ne puisse s’en défaire. Dès quinze ans par exemple, les garçons se voient reconnaître le statut d’adultes à la différence des filles. Ces dernières seront plutôt valorisées comme mères, surtout si elles donnent naissance à des garçons. Les relations intrafamiliales de domination sont reproduites de génération en génération sur la base d’un principe hiérarchique séculaire : chacun doit respect et obéissance au chef de famille. S’il s’agit le plus souvent d’un homme, en son absence, ce sont les matriarches les plus âgées qui dirigent le foyer. Kamala Marius précise ce double verrou ascendant et descendant :
« Quel que soit son statut économique et social, la position d’un homme ou d’une femme dans la hiérarchie familiale est définitive : ses obligations envers ses "supérieurs" et ses exigences envers ses "subordonnés" sont immuables. »
Kamala Marius, « L'Inde : la loi avance, le patriarcat résiste »
Ces remarques liminaires mises à part et néanmoins essentielles pour comprendre le cadre de The Shameless, le récit de Konstantin Bojanov s’enracine donc au cœur d’une de ces communautés vieilles de plusieurs siècles, celle des Devadasi, plus communément appelées « femmes à jamais favorables ». Cette pratique religieuse aujourd’hui interdite, condamne ses membres à une vie de prostitution et de clandestinité. Autrefois dévouées au culte d’une divinité, les jeunes filles prépubères sont aujourd’hui le tribut d’hommes auxquelles elles sont asservies par leur propre famille pour quelques roupies, voire vendues en mariage à des castes supérieures dès les premiers signes de fertilité.
Dans certains mythes hindouistes, la légende Devadasi veut qu’un roi tomba amoureux d’une danseuse. Furieuse, la reine humiliée lança un défi à la jeune femme : si elle parvenait à traverser la rivière sur une corde raide, elle pourrait rejoindre la famille royale et élever définitivement le statut de sa caste. Mais à deux doigts de réussir, alors que la belle danseuse approchait de l’autre rive, la reine coupa la corde. « Jusqu’à présent, nous avons attiré vos hommes par la danse », rétorqua-t-elle à la reine avant d’ajouter : « Désormais, nous vous les prendrons avec nos corps. » On retrouve cette même logique sinistre chez le personnage de Renuka, qui, pour fuir le pays, devra se prostituer encore et encore.
Derrière cette histoire que les mères Devadasi content aux enfants dès leur plus jeune âge, on comprend combien ce proxénétisme intrafamilial se cultive au travers de mythes arriérés ayant pour seul effet de renforcer la traite des femmes. Bien qu’interdite depuis 1880 sous l’influence de Gandhi et des campagnes « anti-nauch », cette tradition se perpétue encore dans les villes et villages des États du Karnataka, de l’Andhra Pradesh comme au Népal. A l’origine supposément destinées au service des dieux, ces courtisanes et danseuses initiées à l’érotisme basculèrent progressivement de privilégiées au rang de précaires prostituées de rue. Face à la misère, et avec l’âge croissant des ainées, les plus jeunes deviennent à leur tour la source principale de revenus pour la famille comme l’explique ici une fillette Badi, une autre caste népalaise soumise au même « sacrifice ». Les victimes deviennent ainsi les bourreaux de leurs propres progénitures qu’elles condamnent à la prostitution à vie. Il y a comme une transmission du trauma de mère en fille.
Brisez les murs, laissez les ombres
Dans The Shameless, on sent que Konstantin Bojanov n’est pas complètement à l’aise sur le regard qu’il porte sur ces violences physiques ou sexuelles qu’il présente systématiquement hors champ. Ce n’est pas qu’il faille nécessairement voir pour comprendre, mais cette pudeur prive en partie d’intensité certaines scènes, notamment lors du dénouement. Le réalisateur concède d’ailleurs de nombreux problèmes de tournages, le fim ayant été réalisé au Népal et co-produit entre la Suisse, la France et la Bulgarie pour des raisons qu’on devine. Les actrices indiennes elles-mêmes étaient réticentes à participer à des scènes de nudité, qu’on suppose plus dures à assumer entre femmes dans une société profondément religieuse et au bord de l’implosion.
Sans doute empêtré dans son propre regard d’homme blanc occidental (c’est un exercice périlleux de dénoncer une société dont on n’est pas partie prenante), le réalisateur insiste sur le fait qu’il n’ait pas voulu faire un drame social allant jusqu’à dire que « The Shameless n’est pas un film politique », comme s’il s’agissait d’un gros mot ! Il ajoute pourtant que « si le film peut, ne serait-ce qu’un instant, ouvrir une discussion sur les droits des travailleuses du sexe et la manière dont elles sont traitées et maltraitées, s’il peut leur rendre un peu de dignité, alors [il] en serait infiniment heureux ». Ce refus de nommer le fait « politique », on le retrouve à l’écran avec le souci de présenter les choses de façon très clinique. On suppose qu’il ne voulait ni d’un brûlot, ni tomber dans l’écueil du pathos propre au jugement de l’étranger, par ailleurs associé à l’ancien monde colonial. Il admet même que « Ce [qu’il] montre dans le film est en réalité bien plus édulcoré que ce qui se passe dans la vraie vie ».
Pourtant tous les éléments sont bien réunis pour mettre à nue la perpétuation d’une pratique qui se nourrit de la misère et qu’il faut bien qualifier d’innommable. L’œil occidental est difficilement capable de porter un regard neutre depuis sa position privilégiée. L’incompréhension est totale, alors qu’il n’a jamais dû se confronter à l’impensé culturel de prostituer ses enfants pour vivre comme l’explique la réalisatrice Beeban Kidron dans son reportage Sex, Death and the Gods.
Le tout premier plan de The Shameless présageait peut-être un point de départ plus acerbe que celui retenu pour le film final. Un homme obèse, nu et lardé de coups de couteaux, signe d’un mauvais client qu’on devine avoir été éliminé par la femme au premier plan, Renuka, une quadragénaire qui se lave les mains de ses actes et se recoiffe tranquillement devant la glace, le regard d’acier, la mâchoire serrée, signe d’une détermination sans faille. En fuite, la jeune femme aux airs de garçonne quitte le bordel et s’allume une cigarette dans la nuit, d’un taxi à un bus, d’une cavale à une autre.
Ces quelques premières minutes captivantes sont baignées de lumières primaires passant du rouge au bleu comme dans un songe qui virerait au cauchemar. Un homme au regard lubrique la dévisage autant qu’il interroge silencieusement Renuka après son crime. Est-ce un « manquement à la morale » et/ou à la « loi » comme le rappelle la dualité d’un mot dont l’étymologie ne tranche pas clairement entre légalité et légitimité, pourtant deux concepts que tout oppose ? Renuka n’est pas misandre par choix, mais parce qu’elle est née femme.
La Vierge et la Putain
La photographie de The Shameless nous a conquis car elle donne l’impression de tendre vers un conte crépusculaire, comme s’il s’agissait d’espérer que le film soit bien une fiction. Et c’est peut-être sur ce point que Konstantin Bojanov se trompe quand il récuse le terme de « politique ». The Shameless est un objet politique malgré lui. Récompensée du prix d’interprétation féminine dans sa catégorie, la comédienne principale, Anasuya Sengupta est la première indienne à remporter une telle distinction à Cannes… « seulement » 86 ans après la première édition ! Quant à Omara Shetty, l’actrice qui joue le rôle de Devika, elle veut maintenant proposer une version longue de la chanson de rap qu’elle a écrite pour The Shameless, comme si le personnage rattrapait l’interprète.
Cet angle froid choisi pour The Shameless présente aussi le bénéfice de l’universalité. Malgré les différences bien réelles entre la société indienne et l’Occident, The Shameless interroge en creux l’ambivalence de la honte. Deux mots distincts sont employés en allemand pour l’exprimer : « Die Schande », qu’on peut traduire par le déshonneur et l’opprobre et « Die Scham », la pudeur d’un point de vue sexuel. Cette double signification que comporte les deux termes est perceptible dans The Shameless. La prostitution de caste est enracinée au cœur des familles Devadasi ; ne pas s’y soumettre, c’est risquer l’ostracisation de ses pairs. Il faut s’y résigner pour que (sur)vivent les matriarches qui, elles-mêmes, ont dû passer par cette étape. Paradoxalement, il y a comme une pudeur de l’enfance qu’incarne Devika et que sa mère veut marier de force.
Reste cette honte intergénérationnelle et indicible qu’induit le non-dit. Il faut relire Florence Porcel, qui la première a su mettre fin à l’omerta qui sévissait jusqu’ici. Un silence qui épargnait l’animateur vedette PPDA, aujourd’hui poursuivi par 45 femmes pour viol et/ou agressions sexuelles. Florence Porcel a su renverser la charge et le sens de la honte, trop souvent portée à tort par les victimes. Universels, ces termes traduisent le combat de toutes celles qui sont nées filles, à l’image de Renuka, Reshma et tant d’autres anonymes en Inde et partout dans le monde :
« Il existe des hontes qu'il est de bon ton d'avoir. J'ai appris à m'en débarrasser. Il existe des hontes universelles qui nous confortent dans notre appartenance au genre humain. Il existe des hontes que l'on traverse, et d'autres qui nous empêchent. Il existe des hontes plus ou moins puissantes, des hontes furtives et des hontes qui s'ancrent. Il existe des hontes si terribles. Des hontes qui foudroient. Et il existe des hontes qui font partie de nos vies simplement parce que nous sommes nées filles. »
Florence Porcel, « La Honte »
The Shameless a bien vocation à l’universalité. Un slogan des années 1980 résume à lui seul la lutte des indiennes dans un monde d’hommes : « Nous, les femmes de l’Inde, ne sommes pas des fleurs, mais des étincelles de feu ». C’est l’image à laquelle on pense quand on voit Devika brûler des allumettes le plus longtemps possible, lorsque le monde semble s’écrouler autour d’elle. Enfin son amante bien plus âgée porte le nom de Renuka, prénom hindou tiré de la déesse vénérée en Inde du Sud et souvent représentée par une guerrière féroce comme une figure maternelle bienveillante. Littéralement, Renuka signifie « née de la poussière ». Comment pourrait-il en être autrement ? Si les mères Devadasi condamnent leurs filles à la prostitution, la seule échappatoire n’est-elle pas de trouver refuge auprès d’autres figures émancipatrices, sinon sacrificielles ?
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
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