Ouverture sur une mère perdue face à l’immensité d’un océan. Les cris d’un enfant. Puis le réveil brutal de Rama (Kayije Kagame), romancière s’apprêtant à assister au procès pour infanticide de Laurence Coly (Guslagie Malanda) dans la petite ville de Saint-Omer. Plus les jours passeront, plus la sordide affaire infusera dans l’esprit de Rama, stagnant entre ce tribunal de province et une chambre qu’elle a loué pour l’occasion.
Fiction ?
Alice Diop s’empare de la fiction pour ce Saint Omer (sans trait d’union !), après une carrière déjà bien riche de documentariste. Nommé dans la catégorie meilleur premier film par une académie des César qui ne semble pas considérer le documentaire comme une part prenante du cinéma, Saint Omer a, depuis, fait son bonhomme de chemin. Premier prix du GIFF, Lion d’argent à la Mostra, envisagé pour représenter la France aux Oscars… Saint Omer a marqué l’année culturelle 2022, jusqu’à sortir ces jours-ci au format physique. L’occasion de se replonger dans cet excellent titre…
En bonne documentariste, Diop s’empare d’un véritable fait-divers ayant secoué la France en 2013 : l’affaire Fabienne Kabou. Par une nuit d’automne, la jeune femme abandonnera sa fille de 15 mois sur une plage de Berck-sur-Mer. Niant tout, la défense de Kabou va s’affaisser peu-à-peu jusqu’à laisser transparaitre une trouble histoire nouée de non-dits. Entre les relations opaques qu’elle entretient, une profonde solitude qui la plombe et l’invocation d’un maraboutage dont elle serait la victime, elle finira par avouer avoir prémédité le meurtre de sa propre fille en choisissant un jour de grande marée et sélectionné Berck pour la sonorité exécrable de son nom. Fabienne Kabou finira par se faire condamner à 15 ans de réclusion.
Du fait divers au film
L’alter ego de Diop dans le film est Rama, une romancière suivant, jour après jour, les évolutions du procès pour nourrir les pages de ses prochains écrits, à l’instar par exemple d’Emmanuel Carrère et de son livre L’Adversaire. L’écrivain français y narrait l’affaire Romand, dans un bouquin paru en 2000 qui fut par la suite adapté au cinéma par Nicole Garcia.
Ne pouvant directement filmer le procès, Diop noircira de notes ses cahiers pour ensuite utiliser le formol de la fiction afin d’examiner sous toutes ses coutures ce macabre évènement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit… La réalisatrice s’empare de la fiction comme d’un outil pour créer du documentaire, en le dépouillant de tout caractère parasite : mise en scène tape à l’œil, scénarisation à outrance ou encore utilisation du spectaculaire.
« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »
Ludwig Wittgenstein
Âpreté documentaire
Laurence Coly dit étudier Wittgenstein, nous y reviendrons. Mais la référence au philosophe autrichien n’est pas anodine et, la mise en parallèle avec la citation mise en exergue ci-dessus convient particulièrement à Saint Omer.
En effet, Diop s’efforcera à appliquer la maxime du philosophe à travers son long-métrage. Son langage filmique n’ira jamais convoquer l’indicible. Elle laisse le fait divers en lui-même à une courte incise – dont elle suggère même un caractère onirique – pour se focaliser presque exclusivement sur le procès qui suivra. Une instance où la volonté documentaire de Diop transparait à nouveau : mis à part quelques changements de noms – Kabou devient Coly et Alice Diop trouve son alter ego dans le personnage de Rama – tout est réel, jusqu’à la restitution des verbatims du procès. Tout ou presque, puisque le tribunal est reconstitué pour embrasser la volonté d’épure totale de la réalisatrice.
Ton sur ton
Le plan est résolument long. La mise en scène presque froide. Tout dans le décor de ce tribunal est construit pour permettre de renvoyer en miroir le personnage de Rama, assise dans le public, de celui de Laurence, sur le banc des accusés. Deux femmes noires, jeunes et instruites : Coly assure écrire sur Wittgenstein tandis que Rama, l’écrivaine, enseigne à l’université. Deux femmes ayant été traversées par le même désir d’enfanter. La première a réalisé l’impensable, la seconde est enceinte et s’effraie à sonder les sous-sols les plus sombres de sa personnalité. Le macabre du procès l’éclabousse, le reflet qu’on lui tend au travers de cette Laurence Coly aux apparences banales l’ébranle.
Horreur(s)
Une horreur indicible et hors-champ, si l’on exclut une scène d’Hiroshima, mon amour figurant la tondue de Nevers. Une image de la Libération qu’on voit rarement, et dont on ne veut que trop peu se rappeler : cette prolongation des pratiques fascistes appliquées au corps de la femme, qu’on mutile d’une douleur apparemment passagère (« les cheveux repoussent », comme l’indique Rama) mais dont la violence imprimera l’âme de l’humiliée. Cet extrait, inséré par Diop en début de film, se veut programmatique du discours de son propre long-métrage où elle dispose ses deux Médée face-à-face : celle qui a tué, et celle qui pourrait passer à l’acte. La potentialité de l’infanticide nait dans les chairs de celle qui enfante, dans cette matrice fertilisée où croit une altérité flirtant avec la monstruosité.
Une meurtrissure féminine qui unira, lors de l’une des scènes finales, autant l’accusée que Rama ou encore la présidente du tribunal. De l’immobilité et de l’âpreté des plans, de la stature raide et immobile de Laurence Coly se fondant dans le décor boisé du tribunal, du regard impénétrable de Rama, Diop fait peu à peu naître une émotion qui se cristallisera dans la dernière plaidoirie. Saint Omer est un film rugueux qui parvient pourtant dans ses ultimes plans à faire naître une puissance et une réflexion terrassante. Clairement l’un des grands films de cette année cinéma 2022 !
Fiche technique
DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 118 min
Date de sortie : 04 avril 2023
Format vidéo : 576p/25 – 1.85
Bande-son : Français Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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