Deux ans avant que Wes Craven ne façonne la mythologie cauchemardesque de Freddy avec A Nightmare on Elm Street, paraissait sur les écrans un film plus discret mais déjà hanté par des visions similaires : The Sender. Réalisé par le Britannique Roger Christian, ce long-métrage au titre français malencontreusement sensationnaliste, Rêves sanglants, déploie déjà en germe les motifs qui deviendront l’essence même des Griffes de la nuit. Faut-il y voir chez Craven une simple réplique, un prolongement déguisé ? Pas tout à fait. Et c’est précisément dans cet entre-deux, entre filiation et singularité, que nous allons plonger.

Parano version eighties

Un jeune amnésique, John Doe #83 (Željko Ivanek), interné après une tentative de suicide, développe des pouvoirs télépathiques incontrôlables. Sa psychiatre, Dr Gail Farmer (Kathryn Harrold), découvre que ses rêves et cauchemars se projettent dans la réalité, plongeant l’hôpital dans les entrelacs de ses visions hallucinatoires.

Avec Rêves sanglants, Roger Christian plonge le spectateur dans un espace clos, froid, clinique, où le réel se déforme sous l’impulsion des rêves. Le personnage de John Doe #83 – silhouette frêle, mutique et blessée – devient le centre d’un vortex hallucinatoire. Les murs blancs de l’hôpital psychiatrique, d’abord rassurants en ce qu’ils distillent de tangibilité, se transforment en membranes fragiles, poreuses à l’invisible.

La mise en scène, dépouillée, joue sur de constantes ruptures sensorielles : une porte qui claque, un bruit de verre brisé, un souffle de vent qui s’insinue sans qu’on sache par où il est entré. Ce minimalisme sert un film où la peur n’est jamais criarde mais plutôt en retenue constante, puis distillée par à-coups fébriles mais douloureux. Et Rêves sanglants se construira ainsi, nourri d’une ambiguïté montée en clé de voûte : John est-il un prophète, un patient en crise, ou un médium prisonnier de ses visions ? Un questionnement constant, qui s’empare autant du spectateur que du personnage de psychiatre incarné par Kathryn Harrold, portant un regard oscillant entre raison scientifique, rigoureuse, et fascination inquiète et morbide pour la multiplication de ces phénomènes paranormaux.

Là se dessinent les premières fissures qui distinguent l’œuvre séminale (Rêves sanglants) de sa prétendue postérité incarnée par le film de Craven. Si Freddy fait vibrer jusqu’à la rupture les murs de la réalité, c’est par une fanfaronnade fantasque, à la limite du grand-guignol. Comptines enfantines distordues, bras démesurés, cauchemars de plus en plus fantaisistes, A Nightmare on Elm Street brasse dans les eaux d’une horreur surnaturelle, là où le film de Roger Christian reste beaucoup plus terre à terre.

Cela peut être une force (les scènes “chirurgicales” de choc électriques n’en deviennent que plus glaçantes), mais également une faiblesse. En effet, toute la partie du film qui se déroule en hôpital psychiatrique pèche d’une représentation de la “folie” qui passe par toutes les balourdises inhérentes à la dépiction cinématographique mainstream de la maladie mentale…

Petit précis d'horreur diffuse

Pourtant, si l’on passe au-dessus de ces représentations (malheureusement longuement étalées à travers le film), Rêves sanglants se déploie bien au-delà du simple exercice de style horrifique. Le film explore en effet une thématique profondément intime : le lien inextricable entre trauma et désir de contrôle. Jerolyn (Shirley Knight), mère omniprésente même dans la mort, hante le récit comme une figure de possession maternelle, mêlant tendresse et menace. Le spectateur se retrouve, comme sa psychiatre, à naviguer entre empathie et pur effroi.

La dimension télépathique, loin des artifices spectaculaires, devient un langage du refoulé. Les cauchemars ne sont pas seulement des visions : ils sont l’expression brute d’un esprit fracturé qui cherche une issue. Dans son dernier acte, le film bascule presque dans une forme de mélodrame spectral, où l’horreur se teinte d’une tristesse assez surprenante. L’incertitude finale et son changement de ton prolonge le vertige, et parachève d’inscrire The Sender dans une tradition de récits où l’invisible, au lieu d’être expliqué, reste ouvert, insaisissable, impalpable.

Sans chercher le spectaculaire ni s’abandonner au gore tapageur, Rêves sanglants choisit donc la voie d’une horreur plus diffuse, presque vaporeuse, où l’inquiétude se glisse par effleurements. Longtemps perçu comme un précurseur discret des cauchemars intrusifs que Craven portera à incandescence deux ans plus tard dans A Nightmare on Elm Street, le film de Roger Christian s’en distingue pourtant : par son tempo alangui, son refus du démonstratif et sa fidélité à une terreur intériorisée, plus sourde que flamboyante — pour le meilleur comme pour le pire.

Œuvre atmosphérique, fragile et dérangeante, parfois alourdie par une certaine monotonie, Rêves sanglants conserve néanmoins une puissance d’évocation singulière. Dans ses plans se loge un trouble persistant, une angoisse qui se dérobe plutôt qu’elle ne s’exhibe. Mineure dans le panthéon de l’horreur britannique, et loin d’égaler l’imaginaire baroque de ses héritiers, elle n’en reste pas moins une curiosité précieuse : un détour nécessaire pour qui veut remonter aux sources obscures des cauchemars filmiques des années 80.

 Fiche technique

Blu-ray Région B (France)
Éditeur : Rimini Éditions
Durée : 92 min
Date de sortie : 12 juillet 2025

Format vidéo : 1080p/24 – 1.78
Bande-son : Anglais et Français DTS-HD MA 2.0
Sous-titres : Français

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Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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