Dans son premier long métrage, le réalisateur égyptien Omar El Zohairy retrace le parcours émancipatoire d’une mère après la disparition de son mari, porté disparu depuis un tour de magie où celui-ci aurait été transformé en poule. À mi-chemin entre la fable et le naturalisme, Plumes a été accueilli avec véhémence dans certains pays du Moyen-Orient à cause du portrait grinçant qu’il brosse d’une société largement trustée par les Hommes. Le jeune réalisateur a ainsi fait l’objet d’une plainte au pénal pour« insulte à l’Egypte et aux égyptiens. Â» (ça ne s’invente pas). Le propos est-il pour autant aussi acerbe que ce que laissent à penser ces détracteurs réactionnaires ?

Poésie par l’absurde

Omar El Zohairy a choisi des acteurs non professionnels pour son premier film tout en laissant une large place à l’improvisation. Il tenait à ce que les personnes « restent elles même quand elles jouent » confie-t-il à Télérama, à tel point que lors du tournage, il ne leur a « pas fourni de scénario ». « Je leur ai simplement raconté l’histoire et présenté les aspects techniques » poursuit-il pour expliquer son travail. Ce procédé, souvent utilisé dans les compagnies de théâtre contemporaines, participe largement à l’ambiance décalée du film, à la fois sensible et drôle, émouvant et pudique.

Le réalisateur revendique presque une méthode artistique « anti-cinéma Â». Aussi, il assume volontiers une certaine part d’erreurs indispensable à l’irruption de l’absurde. Une démarche qu’on ressent à l’écran notamment lorsque deux enfants sont plantés au milieu du cadre et qu’ils dansent en lançant quelques regards gênés au caméraman. Une errance qui a son charme mais qui sait aussi s’essouffler sur le long terme, comme si chaque interprétation était simultanément un acte manqué.

« Dans de nombreuses séquences, les acteurs font des erreurs, comme regarder la caméra par exemple, mais j’ai délibérément intégré ces moments au montage. Je voulais de la matière brute et spontanée pour renforcer le côté absurde et créer d’autres liens. Â»

Plutôt que de préférer des vues dynamiques, le réalisateur s’efface derrière la caméra avec des plans statiques très réussis et qui confinent à la photographie. Le décor est planté tel quel, sans artifices, comme une fenêtre sur l’intimité. Un appartement précaire, une simple armature de lit, une petite télé cathodique qui donne le tempo et grâce à laquelle les enfants s’évadent entre deux cartoons. Cette approche au plus près du foyer participe au cachet si singulier du film. 

Il y a cette image magnifique de l’usine omniprésente, qui gagne même notre espace intime. Il suffit de laisser la fenêtre ouverte pour qu’une fumée noire s’infiltre dans l’appartement. Plumes met en lumière avec élégance la société industrielle et la vie ouvrière égyptienne comme le faisait Zola dans Germinal. La comparaison prend tout son sens alors que le titre du roman renvoie à la renaissance des forces nouvelles, le début du printemps dans le calendrier révolutionnaire. Une image qui colle parfaitement à Plumes alors que le personnage de la mère devient acteur de sa propre révolution.

Représenter les invisibles

Dans Plumes, personne ne semble plus porté par le désir. La distance qui sépare ces personnages est telle que les gestes d’amour, sinon d’affection, semblent depuis longtemps révolus. Le mari ne porte aucune attention à sa femme, même s’il tient à ce que l’anniversaire de son fils soit un évènement. Quant à la mère, elle donne le biberon au dernier né par pur automatisme. Une fontaine trône comme unique décoration au milieu du salon. Le maigre jet d’eau éclabousse le sol, pour mieux révéler l’absurde de la situation. « Ca donne de la classe à la maison et en même temps c’est chic Â» martèle le père agité, comme pour faire oublier leur misère et leur condition d’exploité dans un exercice d’auto-persuasion. 

Une fois les convives arrivés, des enfants dansent maladroitement au premier plan et tout le monde applaudit benoitement devant un duo de magiciens convié pour jouer un numéro. Personne ne semble vraiment se connaître mais qu’importe. Le père entre dans le coffre, disparaît comme l’exige l’exercice mais lorsque les deux illusionnistes rouvrent la malle sous un tonnerre d’applaudissements, patatra, le voilà remplacé par une poule ! Cette scène d’ouverture est une franche réussite alors que le doute s’installe dans le regard incrédule des convives. Le père a-t-il vraiment été transformé en poulet ?

De cet improbable évènement jusqu’à l’issue du film, tout semble échapper à la mère de famille. Aucune manifestation de tristesse ni de haine, toute échappatoire semble condamnée. « Y a un truc qui cloche, c’est surréaliste ! Â» lâche-t-elle finalement ! Les dialogues sont épisodiques, voire des épiphénomènes. Le choix d’une réalisation portée par l’absence de mouvement s’inscrit parfaitement dans la logique de cette femme tétanisée par la prise de décision face à des évènements (et des hommes) qui l’écrasent. Paradoxalement, jamais la réalisation n’adopte un angle misérabiliste, même quand la poule erre sur le lit matrimonial, désormais souillé des déjections de l’animal.

Sur mes lèvres

Au départ, Plumes prend malgré lui des airs de road movie – l’espérance en moins – alors que l’actrice Demyana Nassar part à la recherche des magiciens en cavale et qu’elle multiplie les rituels de marabouts pour récupérer son mari. Omar El Zohairy alterne des scènes de vie qui épousent le parcours de la mère. Sans son conjoint, les factures s’accumulent, sans qu’elle ne puisse pour autant travailler à l’usine, lieu exclusivement réservé aux Hommes. Elle alterne les petits boulots et les vaines tentatives de reconnaissance de son statut bâtard, à la croisée de la veuve et de la femme abandonnée, bientôt résignée à faire travailler son jeune garçon. Une situation administrative à la croisée de Kafka et Brazil de Terry Gilliam.

Si Omar El Zohairy se défend souvent lors des entretiens d’avoir esquissé un portrait amer du patriarcat, difficile de ne pas y voir une ébauche critique d’une société qui laisse bien peu de place aux femmes. Sous certains aspects pourtant, le salut semble parfois à portée de main comme le suggère le dénouement. Il est curieux que le réalisateur renonce à une lecture politique de son propre film, alors que tout au long de Plumes, la mère est quasi exclusivement entourée d’Hommes et que son destin sera longtemps pris en otage par ces derniers. Même quand l’Homme est absent, son fardeau se fait lourdement sentir, à l’instar de la douleur fantôme de l’estropié.

Un acte (politique) manqué ?

Si l’absurde qui s’enracine tout au long du film est sa marque de fabrique, il pénalise malheureusement la narration par effet d’accoutumance. Les évènements s’enchaînent à un rythme un peu décousu en oubliant ses personnages. La contemplation prend le pas sur les rebondissements et le rythme est par moment bancal.

« J’aime avoir recours à l’imprévu et injecter de l’humour ou de la violence là où on ne les attend pas, pour forcer la réflexion et ouvrir davantage le cÅ“ur et l’esprit du spectateur. Â»

Il y a par exemple ce chauffeur de taxi qui vient en aide à la mère de famille avant de lui déclarer sa flamme en chantant une chanson d’amour. Il ouvre la portière, s’éloigne pour aller uriner pendant que la mère reste plantée dans la voiture. Une scène volontiers caustique, mais qui laisse perplexe. Une chose est sûre, Plumes sait prendre au dépourvu son spectateur, quitte à  parfois laissé une sensation d’inachevé. La spontanéité des scènes donne des épiphanies de cinéma tantôt maladroites, tantôt touchantes.

Cette représentation brute peut ainsi sembler vide de sens par moments, oubliant que la poésie n’est jamais aussi réussie que quand elle porte en elle les tourments de l’âme. Plumes n’aurait-il pas gagné à mieux choisir son parti pris pour laisser de l’espace à sa narration ? On a l’impression que le réalisateur ne sait pas toujours où il embarque ses propres personnages. C’est d’ailleurs ce qui ressort des interviews, alors qu’il défend une idée de départ qu’il aurait laissé germé de manière autonome lors du tournage. Ce côté expérimental est à double tranchant.

Le bateau ivre

Plumes est-il pris à son propre jeu ? Les non-évènements s’enchainent au détriment de personnages anonymes finalement ramenés au rang de simples figurants interchangeables. Certes, Plumes sait représenter la pesanteur avec une légèreté toute singulière, notamment grâce à sa photographie aux tons sépia. Pour autant, ces portraits auraient sans doute gagné à être davantage incarnés. Même l’héroïne reste mutique la majeure partie du film. Il est peut-être dommage de ne pas avoir donné davantage la parole à ce personnage, réduit à sa seule existence. Elle subit pourtant une métamorphose autrement plus aboutie que celle de son mari, transformé en volaille malgré lui.

« La poésie, elle, est une sorte de troisième Å“il qui permet de voir ce qui se trouve juste un peu plus loin que la réalité. Â»

Pour un premier long métrage, Omar El Zohairy souffle donc le chaud et le froid, alors qu’on attendait un déroulement peut-être plus audacieux et moins formel, à l’image de l’ouverture du film. Plumes reste une curiosité sensible avec quelques fulgurances visuelles qui valent le détour, même si le propos peut sembler un peu vain ou arrêté à mi-chemin, alors que les récentes flambées révolutionnaires en Iran donnent du grain à moudre quant à la condition féminine subie dans bien des sociétés du Moyen-Orient. Plumes est une belle photographie mais qui se prive de perspective totalement engagée en faisant fi de toute radicalité sur le fond. Un angle mort pour la lutte féministe autant qu’un objet différent, qui met en lumière ces invisibles du quotidien. Pour un premier long-métrage, c’est déjà beaucoup ! Le film a d’ailleurs reçu le Grand Prix de la semaine de la Critique à Cannes. Pas sûr qu’il trouve le même accueil dans son pays natal.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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