C’est au NIFFF que nous avons découvert Mi Bestia, premier long-métrage de Camila Beltrán avec qui nous avons échangé à Neuchâtel après la séance. Enraciné dans le folklore de Bogota, Mi Bestia propose un coming of age sensible et au liséré du fantastique qui survient par petites touches. Alors que la population s’inquiète de l’arrivée du diable avec la lune rouge qui s’annonce, Mila, 13 ans, voit son corps et son rapport au monde évoluer.

NIFFF 2024

Le sixième sens

Mi Bestia est une proposition filmique qui se permet toutes les audaces formelles, à commencer par sa cadence inhabituelle. La fluidité oscille entre 8, 12 et 16 images par secondes, ce qui requière un effort du spectateur pour reconstituer le mouvement et les chaînons manquants, le cinéma étant traditionnellement capé à 24 fps (contre bien davantage dans le jeu-vidéo). Cette expérience sensorielle affutée n’est aucunement gratuite ; elle participe au contraire au sentiment d’oppression que subit la jeune fille. Celle née du regard des hommes sur son nouveau corps. C’est l’image du père insistant qui cherche à maintenir une emprise sur sa fille. Une emprise qu’on devine, car jamais Camila Beltrán ne cède à la facilité de l’explication de textes. Globalement avare en dialogues et c’est tant mieux, Mi Bestia croit au pouvoir des images en laissant respirer les émotions de ses personnages par les sens.

Par ailleurs, en réduisant le nombre d’images par secondes et en le faisant varier par endroits, Mi Bestia renforce l’importance du son sur notre perception. « Cela crée un effet, ça perturbe la perception. On comprend qu’on n’est pas dans la réalité, ça casse le standard » expliquait Camila Beltrán durant notre échange. Le cerveau, comme toujours, a besoin de créer du sens, à l’image des hallucinations qui surviennent très vite quand on plonge une personne dans le noir total. La réalisatrice a procédé avec une logique artisanale que lui ont offert les possibilités d’édition propres au numérique.

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« Pour moi c’était très important d’affirmer que la matière de l’image est manipulable, est déformable. »

Comme Mila, notre ouïe s’affute au fur et à mesure du film qui devient autant une expérience visuelle que sonore. Le bruit du cuir qui craque lorsque le père enfile sa veste ou l’ambiance enveloppante des marécages dans lesquels se réfugie Mila. La jeune comédienne non professionnelle livre une performance remarquable, toujours à fleur de peau. Son regard noir traverse l’écran et nous laisse deviner ses états d’âme. Le sound design n’est jamais cosmétique. Il a fallu déconstruire les standards du cinéma pour réussir à remplir l’espace selon l’émotion vécue par la fillette.  

Mila au bal du diable

Avec Mi Bestia, l’être se comprend, non pas par ce qu’il dit, mais par ce qu’il est. Le travail sonore réussit à montrer l’invisible tout en renforçant ce sentiment d’enfermement. Petit à petit, même le son qu’on subissait au départ, finit par prendre une autre tonalité, comme si Mila ne subissait plus son environnement mais apprenait à le dompter. L’évolution psychologique de Mila se transforme par l’image et par le son. Camila Beltrán affirme sa démarche d’autrice avec succès par ses paris techniques à l’effet saisissant.

Autre choix formel intéressant, Mi Bestia opte pour un ratio 4/3 qui fait disparaitre les frontières artificielles de la narration entre cette télé qui s’affole face à l’arrivée de la lune rouge et la vie de Mila. Si les personnages sont peu bavards, la télé l’est par nature nettement plus en proposant un discours rapporté sur le monde. Elle nous permet de lire en creux les facettes d’une société colombienne profondément religieuse et aux rôles définis selon une logique genrée propre au patriarcat comme au culte. Puisque le film se passe bien avant l’arrivée d’internet, il faut garder à l’esprit que la télévision occupait une place centrale dans les foyers et participait à la constitution d’une croyance commune partagée par ses auditeurs.

Mila ou la vie sauvage

Le cadre de Bogota dessine une atmosphère singulière qui participe à l’ambiance fantastique. Camila Beltrán interroge ce qu’implique le fait de devenir une femme et un objet de désir, dès lors que le corps est sexualisé par les autres. Le passage des premières règles comporte paradoxalement une double dimension, à la fois de fermeture et d’ouverture avec la fin de l’enfance et le début de la vie d’une femme. Face à ces chamboulements interne, Mila trouve refuge dans ses moments d’errance dans la nature. C’est dans la jungle qu’elle va réussir à s’apaiser. La photographie crépusculaire de Mi Bestia sied à ravir au film tout en cultivant une fibre nostalgique propre à l’époque choisie.

Le fantastique apparaît aussi avec intelligence dans la manière de renverser les codes de ce qui est considéré comme dangereux, à l’instar de cette scène où Mila se sent protégée au milieu de molosses. Il y a cette volonté de montrer un autre rapport à la nature que celui qu’entretient notre société moderne, à l’image de l’expression « nature sauvage » qui exclue l’Homme de son environnement originel. Mi Bestia vient tout juste de sortir en salle cette semaine et on vous invite vivement à aller vivre cette expérience sensorielle loin des coming of age formatés que vous auriez pu voir jusqu’ici.

Camila Beltrán - Réalisatrice de Mi Bestia

Camila Beltrán lors de notre échange au NIFFF 2024

Camila est remarquée pour son travail de vidéaste expérimental, d’abord avec La Fiesta (2006) puis Le Soleil Brille (2007) et La Mala Hija (2010) qui ont été présentés dans des festivals alternatifs sud américains. Après avoir quitté son pays, la Colombie, elle intègre l’école supérieure d’Arts de Paris-Cergy puis part à Tijuana pour réaliser son premier court métrage de fiction, Pedro Malheur. Son dernier court Pacífico Oscuro est sélectionné au Festival de Locarno en 2020. Camila est également à la tête de Felina Films et est la monteuse du prochain film de César Acevedo, Horizonte.

Filmographie sélective

  • 2024 :  Mi Bestia
  • 2020 : Pacífico Oscuro (court métrage)
  • 2016 : John Marr (court métrage)
  • 2014 : Pedro Malheur (court métrage)
  • 2010 : La Mala Hija
  • 2007 : Le Soleil Brille
  • 2006 : La Fiesta

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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