Little Palestine est une fenêtre sur un passé proche, celui de Yarmouk, le plus plus grand camp de réfugiés palestiniens du Proche Orient, pris en étau par le régime de Bachar Al Assad entre 2013 et 2018 et aujourd’hui réduit à la diaspora. Largement ignoré par les médias occidentaux comparé à la couverture actuelle du siège de de l’aciérie d’Azovstal – pourtant autrement plus court – ce triste épisode a été documenté de l’intérieur par le Palestinien Abdallah Al-Khatib. Ce puissant témoignage prend les traits d’un journal intime ou manuel de l’assiégé qui relate les états d’âmes, espoirs et peines journalières d’un peuple qui souffre le martyre collectivement. 181 personnes mourront de faim dans l’indifférence générale.

« En état de siège, la vraie prison, c’est le temps. Méfie-toi. Si tu suis le temps, il te tuera. Laisse-le filer.
Remplis le vide de sens tant que tu peux.»

Little Palestine naît d’une démarche de terrain. Abdallah Al-Khatib, aujourd’hui exilé politique à Berlin, expliquait au Monde cet hiver combien « l’acte de filmer, avant même qu’il ne devienne une manière de documenter cette histoire, a été pour [lui] un acte de survie, une façon de préserver [son] équilibre psychologique ». A l’instar du journal d’Anne Frank, écrire et son avatar contemporain, filmer, fait office d’échappatoire. Alors que le temps est suspendu par l’horreur du siège, les habitants errent. Marcher devient un acte de survie. Le réalisateur filme ainsi les rues passantes où les uns et les autres marchent tant qu’ils peuvent, certains au rythme ralenti : celui d’un mort-vivant, la démarche lourde. Epuisée par l’absence de nourriture, une vieille femme préférerait mourir frappée par un obus, plutôt que d’attendre la mort dans l’indignité. Les habitants cherchent des herbes entre les pavés en guise de repas. Le temps devient obsession et enferme les prisonniers dans la haine, la vengeance ou la soif de Justice qui manque cruellement. 

« En état de siège, marcher est un rituel de survie. L'exercice ultime de la liberté. Une parade au confinement dans les ténèbres de chez soi. En état de siège, les gens marchent sans fin dans des quartiers aux frontières atomisées »

On assite au quotidien des assiégés de Yarmouk « qui cueillent des éclats de sourire sur lesquels la Mort n’est pas tombée la veille » comme l’énonce le narrateur. Des bribes de vie comme autant de tentatives d’évasion. « Je suis d’un pays où les fenêtre donnent sur l’absence de nourriture » peut-on lire sur un graffiti d’un mur en ruine. La poussière est omniprésente, les tons gris alors qu’au loin retentissent des tirs de mitraillettes. On aperçoit à l’horizon un hélicoptère qui lâche un baril explosif sur les quartiers populaires. « C’était quoi ? Il manquerait plus qu’ils nous bombardent ! » lâche une vieille femme d’un air laconique, elle qui a déjà connu la guerre israélo arabe de 1948. Les affamés font la queue des heures durant pour une simple eau bouillante mélangée à des épices sommaires. Certains vendent des cactus sur un marché improvisé. « Ce n’est pas si mauvais cuit » tente de se convaincre un passant. Des enfants jouent et rêvent de shawarma ou de poulet rôti quand l’un d’entre eux répond qu’il rêve seulement que son frère revienne à la vie. Un décalage qui touche au cœur quand l’essentiel vient à manquer.

Tasnim, la cueilleuse de mouron qui ne perd jamais le sourire

Une gamine, Tasnim, est interviewée par Abdallah Al-Khatib. Elle est accroupie dans l’herbe, à la recherche de mouron, dont la fleur est pourtant vénéneuse. C’est sans doute l’un des témoignages les plus édifiants du film. La petite arbore le masque de ceux qui vivent désormais avec la Mort. Elle est digne, résignée à son sort, puisqu’il faut bien trouver à manger pour sa mère qui n’arrive plus à produire de lait pour son nourrisson. « Avant tu rêvais de quoi Tasnim ? » lui demande le caméraman. « Je n’ai jamais rêvé de rien du tout » rétorque l’enfant en soufflant et en continuant sa tâche. « De la nourriture c’est tout » confesse-t-elle finalement. Quelques instants plus tard, un obus tombe sur un bâtiment à quelques dizaines de mètres de la cueillette. Le masque tombe une fraction de seconde, puis l’enfant reprend ses activités, comme si la guerre était devenue quotidien et fardeau d’une vie exclusivement dédiée à la survie.

Little Palestine
Abdallah Al-Khatib a choisi une approche axée sur la solidarité plutôt que sur le pessimisme

Plus qu’un témoignage du siège de Yarmouk, Little Palestine philosophe sur le sort de l’assiégé, à l’instar du narrateur de La Ligne Rouge, la fiction en moins. La caméra s’efface pour mieux laisser les portraits des prisonniers se dessiner. Le temps perdu, la quête de dignité mais aussi le rapport à l’autre gouvernent les journées. Parfois des manifestations spontanées éruptent. Les protestataires forment un bref moment un même corps et une unique tête dirigée vers la liberté. Ils tentent de renverser la routine, l’espoir devient vague avant de s’abattre contre le rempart de la réalité : la répression. On s’en remet en dernier lieu au sort d’Allah. Dans ce no man’s land exempt de libertés publiques comme de biens essentiels, il ne reste que les Hommes en vérité, quand tout vient à manquer.

La scène du piano ou l'Art comme ultime refuge

Au-delà des déshydratés et malnutris dont le nombre gonfle de jour en jour, des solidarités se tissent. La mère d’Abdallah Al-Khatib s’est elle même improvisée infirmière. Au milieu d’une rue, un pianiste donne le tempo à un chœur de chanteurs, alors que des coups de feu rappellent que la guerre ne souffre d’aucune trêve ici. Aussi touchant qu’essentiel au témoignage historique, Little Palestine est un fragment du passé, alors que le camp de Yarmouk et ses locataires sont désormais exilés, suite à l’irruption de l’Etat Islamique en 2015. Azovstal fait aujourd’hui échos à Yarmouk qui était déjà une réminiscence des sièges de Tel al-Zaatar en 1976, par les factions maronites du Liban, ou celui du camp Chatila, entre 1985 et 1987, par la milice chiite Amal. Le siège est une tactique de guerre qui traverse les âges depuis le Moyen-âge, aujourd’hui en Ukraine ou au Yémen, hier en Syrie. Ce documentaire est à voir et à ne pas manquer en DVD avec en supplément quatre histoires de Yarmouk issues d’un atelier collaboratif.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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