Vidéaste, plasticien, le libanais Ali Cherri rajoute la corde de la réalisation à son arc avec Le Barrage. Un film dense et envoûtant, à mille lieues des conventions de cinéma qui rendent pataudes bon nombre de productions récentes. Une excellente surprise à (re)découvrir pour sa sortie au format physique.

Ouvrier le jour, artiste la nuit

Ouvrier dans une briqueterie soudanaise larguée aux abords du gargantuesque barrage de Merowe, Maher s’arrache en une double vie. Celle de cet esclave sous-payé, courbant le dos face au travail entêtant qui l’attend et n’entendant que de loin la grogne sociale faisant rage dans son pays, portée jusqu’à lui par les ondes radio. Mais aussi celle d’un homme secret, s’enfonçant chaque soir dans le désert pour y bâtir une mystérieuse construction de boue…

Le Barrage s’ouvre comme un documentaire. Les plans sont fixes, longs, s’attachent à transmettre les gestes de ces bêches tranchant la glaise, des mains la sculptant, l’intriquant dans des moules jusqu’à l’obtention des briquettes tant désirées, finalement séchées et cuites. Puis ces oripeaux documentaires vont, sous l’impulsion d’un travelling latéral décrochant la caméra de sa position immobile, créer une brèche nécessaire à l’instigation d’une veine purement fictionnelle.

Puisque le spectateur gagne à rester vierge face aux étonnantes incursions dans le fantastique du long-métrage, nous cantonnerons dans une dernière partie à « spoilers » les interprétations possibles qu’il est possible d’apposer à cette œuvre si singulière. Gardons toutefois à l’esprit qu’elle s’inscrit pour Ali Cherri dans une trilogie « tellurique » composée de deux autres courts-métrages (ou installations d’art, à vous de voir), The Disquiet (L’Intranquille) et The Digger (Le Creuseur).

Le Mystère du Barrage

Avant de passer à la partie réservées aux lecteurs ayant déjà vus le long-métrage, ajoutons que Le Barrage peut se voir comme un véritable film à énigme poétique et politique tout bonnement hallucinant par les partis pris qu’il s’impose : un personnage principal presqu’entièrement mutique, un total mélange des genres, une volonté pure de se soustraire aux contraintes narratives au point de devenir parfaitement a-narratif (ce qui donne de régulières pépites, dont le meilleur film de l’année écoulée Pacifiction, rappelons-le !). Pour le rattacher à des films récents plus grand public, risquons-nous à rapprocher Le Barrage de Lost Highway (et à David Lynch en général) ou encore d’Enemy de Villeneuve.

Du Barrage aux eaux libres

Passons à la partie avec « spoilers », où nous tenterons brièvement d’explorer les lectures possibles de ce film d’Ali Cherri. Le mutique Maher vit en esclave, payé par un patron omniprésent, apparaissant sur le chantier aussi rapidement qu’il y disparait. Si la colère sociale lui parvient bel et bien, elle reste lointaine, presque impalpable. Quelques tags surgissent de ci, de là, critiquant le régime. La radio rapporte les nouvelles des plus grandes villes. Guère plus.

La nuit, Maher s’échappe, s’en va construire un énigmatique Golem de boue. Il s’épuise à cette étrange bicéphalité entre travail harassant mais rémunérateur, et les pulsions créatrices voire spirituelles qui l’animent pour monter ce mystique être de boue. La mise-en-scène surligne cette fatigue par la multiplication de scènes nocturnes, où Maher et son « œuvre » ne se dessinent sur l’écran qu’au travers de silhouettes évanescentes ou d’ombres mouvantes.

L’épuisement le guette, le fragilise, le blesse… Une mystérieuse plaie s’ouvre d’ailleurs dans son dos, tenace, incurable. Ses chairs s’infectent. L’empoisonnent de l’intérieur. Jusqu’à ce que la caméra le capte presque mort, les bras immobiles, couverts de fourmis, la peau saupoudrée d’un albâtre lui dessinant une apparence de cadavre. Comme tant d’autres – à plusieurs moments du film on évoque les corps charriés par les eaux du Nil – il se tue à la tâche, se laisse broyer par la machine. Un avertissement prononcé par la voix gutturale du golem se concrétise : il n’arrivera pas jusqu’au bout comme ça. La preuve ? La pluie lessive son œuvre. Ses heures passées à bâtir cet être de boue détruites en un orage.

Ne reste alors pour lui que la solution d’une seconde naissance, tandis qu’il s’enfonce nu dans le Nil. La guérison est là, entre les roseaux, dans les flots libres, bien au-delà du Barrage…

Ode à l’émancipation des pays et des peuples, des nations et des individus, Le Barrage s’érige en œuvre complexe, parfois rêche et rugueuse, mais passionnante visuellement et par ce qu’elle narre d’une Afrique en pleine réinvention. Un film singulier qu’il est désormais possible de (re)découvrir au format physique (et pour certains chanceux, encore en salles) !

Fiche technique

DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 80 min
Date de sortie : 22 août 2023

Format vidéo : 576p/25 – 2.39
Bande-son : Soudanais Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français

Le Barrage

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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