Chabrol, Haneke, Bellocchio, Skolimowski, Hong Sang-soo ou encore Rithy Panh, Isabelle Huppert roule sa bosse à travers le cinéma mondial, et il faut dire qu’un rôle lui colle à la peau, celle de la grande bourgeoise (on se demande pourquoi…). Avec La Prisonnière de Bordeaux, Huppert ne se défait pas de cette mue qui l’englue, mais se met au service d’un petit film francophone aux côtés de la géniale Hafsia Herzi qu’on avait déjà adoré dans Le Ravissement.

Du Bowling au mitard

Alma (Isabelle Huppert) se sent bien seule dans son immense manoir au plein cœur de Bordeaux, depuis que son mari – un neurologue reconnu – s’est fait mettre en taule après avoir tué deux piétonnes au volant, sous l’influence de l’alcool. Un jour, au parloir, elle remarque une jeune femme (Hafsia Herzi) qu’elle prend (de gré ou de force ?) sous son aile. Leurs hommes absents, emprisonnés, les ont réunies, elles qui ne se seraient habituellement jamais croisées. Mais l’enfermement arrivera peut-être ailleurs qu’on le croit…

Patricia Mazuy revient à un cinéma un peu plus calme après un Bowling Saturne qui avait défrayé la chronique par sa violence débridée. Entourée par François Bégaudeau (dont on sent l’influence dans les dialogues, souvent empreints de saillies d’un humour décidément corrosif) et Pierre Courrège pour l’écriture du scénario, La Prisonnière de Bordeaux va mettre en scène la confrontation de deux mondes habituellement immiscibles. L’huile et l’eau des milieux sociaux. D’un côté une vieille bourgeoise désœuvrée et (horripilante) de débonnaireté, de l’autre une jeune femme qui galère à élever ses deux gosses, tandis que son mari croupit en prison.

Le côté plus traditionnellement scénarisé du film (notamment son retournement de situation) n’est pas des plus original, et ce n’est décidément pas cela qui va insuffler à La Prisonnière de Bordeaux son charme. Ce n’est pas non plus Huppert, qui commence (et c’est notable dans ce film) à se caricaturer elle-même à force de jouer encore et toujours les mêmes rôles, un peu comme Depardieu aux côtés duquel elle commençait dans Les Valseuses du (très) regretté Bertrand Blier. Cela mis à part, le film de Patricia Mazuy a quelque chose de vraiment rafraichissant à proposer à son spectateur, et c’est le titre du long-métrage qui donnera l’indice quant au réel intérêt profond du film.

La Prisonnière

En effet, si les hommes (au pluriel) sont enfermés dans le film, son titre suggère la présence d’une prisonnière. Et c’est évidemment au personnage incarné par Hafsia Herzi que le film fait référence. Prisonnière de son sexe, prisonnière de sa couleur de peau, prisonnière des déboires de son mari, prisonnière de sa propre maternité, mais aussi (et surtout) prisonnière de cette inéluctable injonction à devoir gagner sa croûte, dans cette ville où elle se déporte pour rester à proximité du lieu d’incarcération de son conjoint.

Gagner sa croûte, coûte que coûte. Travailler, voilà le réel enjeu de ce film. La mise en scène va d’ailleurs placer l’actrice Herzi dans une blanchisserie industrielle, perdue entre les corps laborieux et les nuées de vapeur d’eau. On devine un front transpirant, front contre lequel vient s’imprimer le rond rouge d’un pointeur laser, bindi moderne transposant contre les rides de ce front le pointeur d’un sniper invisible, comme une injonction à travailler, toujours plus. On avait Marche ou crève, le roman de King bientôt transposé à l’écran par Francis Lawrence, La Prisonnière de Bordeaux nous propose le taffe ou crève. Et c’est passionnant !

C’est d’autant plus passionnant que la relation qui unit la laborieuse à la grande bourgeoise Huppert prend les atours d’une union vampirique, cette dernière s’alimentant de l’autre avec une avidité toute cannibale. Cloîtrée dans son manoir, plâtrée d’une blancheur spectrale, sifflant ses lamentations empreintes d’accents manipulatoires méphistophéliques, La Prisonnière de Bordeaux est un drame larvé d’un fantastique caché, latent mais palpable, recréant grâce à la figure de ces deux femmes la sempiternelle lutte des classes qui trouve ici une jolie (et moderne) représentation. Voilà encore un film de Patricia Mazuy qui fait mouche. À (re)découvrir d’ores et déjà en format physique !

 Fiche technique

DVD Région B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 104 min
Date de sortie : 21 janvier 2025

Format vidéo : 576p/25 – 2.39
Bande-son : Français Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français

3d-prisonniere_de_bordeaux.0

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notifier de
guest
0 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Commentaires sur Inline
Voir tous vos commentaires
FrançaisfrFrançaisFrançais
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x