Présenté à la Mostra de Venise, La Chambre d’à côté signe le retour de Pedro Almodóvar à la forme longue après deux moyens métrages, Strange Way of Life et La Voix humaine, sortis en 2023. Cette fois-ci le cinéaste espagnol s’attaque à la fin de la vie, ses enjeux et contradictions par le prisme de deux vieilles amies réunies par la mort à venir de l’une d’entre elles, Marta, atteinte d’un cancer en phase trois. Plus intimiste et moins tapageur que certains autres films du réalisateur, La Chambre d’à côté est un huis-clos tout en mesure.

Les Fleurs du Mal

Ingrid (Julianne Moore) est une écrivaine réputée à New York. Alors qu’elle est en pleine séance de dédicaces de son dernier livre à succès, une connaissance l’interpelle sur l’état de santé de sa vieille amie Marta. Atteinte d’un cancer du col de l’utérus, la souffrante réexplore sa vie, ses désirs et ses échecs comme un bilan à bout de course, quand tout espoir est désormais perdu. Interprétée par Tilda Swinton, Marta est traversée par des injonctions contraires. Tirer un trait sur son existence ou tenter d’arracher la vie face à un destin plié d’avance. En réalité, Marta est un personnage déterminé, qui a appris à dompter l’horreur. En tant que journaliste de guerre, les théâtres de conflits font d’elle ce monolithe prêt à affronter avec dignité la mort. Soucieuse de garder les clés en main de son destin, Marta sollicite Ingrid pour l’accompagner vers l’euthanasie clandestine. C’est elle qui coupera le fil de sa vie et personne d’autre.

Thérapie à cœur ouvert.

En toile de fond, Pedro Almodóvar distille ses thèmes phares : la sexualité et le désir dans une forme de rétrospective qui fait certainement échos aux questions du réalisateur face à un monde sur le point d’accomplir sa mue. Est-ce quand la mort rode que le désir se fait le plus ardent ? A 75 ans, Almodóvar aura cartographié toutes les zones du désir. Et à l’image d’un des amants communs aux deux femmes, il plane un air de nostalgie de ses soirées de défonce nocturne ponctuées par le plaisir de la chair. Mais que reste-t-il du désir une fois rattrapé par les années ? Qu’on soit condamné ou non, l’appétit décline avec le temps, rappelle le vieil amant, lui qui était autrefois tempétueux est aujourd’hui réduit à mener des conférences bien rangées de cadre CSP+. Cette mort physiologique comme symbolique résonne en creux au travers des souvenirs croisés de ce trio. « Est-ce que tu te souviens du New York des années 80 ? » s’interroge Marta. « Quand c’est la nuit que tout se passait vraiment ». Ce miroir du passé est ambivalent : y plonger c’est renouer avec les traces du désir, s’y perdre c’est se rappeler la sentence à venir.

La figure de l'amant commun rapproche les deux femmes.

Porté par des dialogues ciselés et un jeu d’acteurs qui ne sombre jamais dans le pathos, La Chambre d’à côté opte pour un dispositif ton sur ton. Grâce à une composition de l’image méticuleuse et un choix de couleurs pastel, chaque confidence est l’occasion d’un tableau que ne renieraient pas les fauvistes. La couleur est la clé de lecture des sujets. Et on ne s’y trompe pas, les références culturelles se succèdent à foison. D’abord celle du peinte Edward Hopper, figure du réalisme américain qu’on connaît pour ses toiles capturant ces instants de solitude dans des paysages urbains ou ruraux. Martha veut que son amie soit dans la chambre d’à côté lorsqu’elle prendra la pilule létale. Cette luxueuse maison est perdue dans la nature. A l’instar de Rooms by The Sea du peintre américain, c’est le contraste entre l’intimité de la chambre à coucher et l’évasion vers l’inconnu. La journaliste de guerre aspire enfin à la paix.

Rooms by the Sea, Edward Hopper (1951)

L'antichambre de la Mort

Almodóvar pose aussi la question du vivre avec et du vivre sans. Car si l’on meurt seul, on souffre ensemble sous des formes différentes. Il y a cette relation maternelle ratée et ceux qu’on laisse derrière nous. Il y a aussi l’hybris de celle qui décide de mourir et, dans ce processus douloureux, oublie ceux qui l’accompagnent. L’agonie est le moment théâtral par excellence de tout drame. Marta s’est toujours plu en enfer comme l’indique une broderie sarcastique inscrite sur son mur à l’image d’une éthique de vie qu’on pourrait résumer ainsi : « j’ai été en enfer et j’ai aimé ça ». Marta est un personnage qui ouvre les portes plutôt qu’il ne les ferme. A chaque fois que la souffrante ouvre une fenêtre, une légère brise s’infiltre dans la pièce, comme un appel d’air vers cet inconnu d’Hopper. Un instant de respiration aussi suspendu qu’éphémère ; son amie Ingrid vient refermer la fenêtre aussitôt. La métaphore est filée plus tard : quand la porte de sa chambre sera fermée, c’est qu’elle aura mis fin à ces jours.

Tilda Swinton parvient à incarner cette douloureuse quiétude.

La Chambre d’à côté est comme un monologue intérieur qui déborde sur le spectateur. Ce vertige que fait peser la mort sur les vivants, c’est aussi celui d’un monde qui semble nous glisser des doigts. A l’image de cette pilule qu’on peut commander sur le darknet en trois clics pour mettre fin à ses jours, en quelques répliques à peine, Almodóvar met en lumière l’absurdité de l’existence. Pessimiste (mais réaliste), le réalisateur met en opposition le fracas du monde face à la beauté de la nature.

A gauche, Le Monde de Christina (1948) d’Andrew Wyeth ; à droite le monde en feu de Marta, impuissante, dans la Chambre d’à côté.

Fait remarquable, l’un des plans du film est l’exact négatif de la peinture Le Monde de Christina d’Andrew Wyeth avec, dans sa relecture almodovarienne, une maison en feu. La genèse du tableau est éclairante. Anna Christina Olson, la jeune femme couchée dans l’herbe le dos contre le spectateur, était une amie de l’artiste. Christina n’avait jamais réussi à marcher correctement. Dès l’âge de trois ans, sa mère lui aurait confectionné des genouillères pour la protéger des chutes. Probablement atteinte par une maladie incurable, Christina ne pouvait bientôt plus marcher. N’ayant jamais utilisé de fauteuil roulant, elle devait ramper pour se déplacer. Le monde de Christina était donc réduit à la maison et aux terrains qui l’entouraient. Christina est aussi maigre que Marta et malgré sa fragilité apparente sur la peinture de Wyeth, elle fait pourtant preuve d’une étrange quiétude. La maison est sur la ligne d’horizon comme un espace par nature inatteignable ; paradoxalement sa détermination rompt avec la composition de l’œuvre où toutes les lignes directrices conduisent notre regard vers cet unique objectif : la maison. La symbolique et l’analogie avec Marta est évidente et Almodóvar n’a plus à démonter son sens aiguisé de l’image.

Les images du film sont minimalistes mais efficaces.

Ancré dans le réel, il n’hésite pas non plus à nommer le péril qui guette nos sociétés modernes : l’extrême droite. Le réalisateur s’interroge aussi sur les fractures de la société qu’on connaissait avant le Covid. A l’image de ces séquences où Marta contemple la nature derrière la fenêtre, c’est son reflet qu’on devine en miroir. Celui d’un fantôme qui erre parmi les vivants. Autrefois férue de littérature, Marta a perdu le goût des Lettres ou plutôt elle n’en est plus capable. Qu’est ce que l’Art sans désir de transformer le réel ? Et quel sens lui donner quand le réel est rattrapé par la Mort ?

La Mort sur les lèvres

Le tandem des deux actrices fonctionne, même si l’on pourra reprocher la froideur du film ou certains flashbacks catapultés pour des besoins narratifs plutôt discutables. Les répliques s’enchaînent et Almodóvar ne laisse pas toujours le temps au spectateur de vivre ses émotions. Très littéraire dans son approche, parfois à l’excès, le film d’Almodóvar se nourrit peut-être à outrance de ses références. On pense notamment à cette scène un peu surfaite où Ingrid rie aux éclats devant Fiancées en Folie (1925) où Buster Keaton est poursuivi par une horde de femmes.

Chez Almodóvar, le choix des couleurs fait partie intégrante de la narration.

Néanmoins, la majeure partie du temps, La Chambre d’â côté fait preuve de sobriété et donne à voir de la douceur sur cette douloureuse étape de la fin de vie. Sans tomber dans l’écueil quasi néolibéral du choix souverain qui ferait de la vie un contrat comme un autre, Almodóvar touche un sujet tabou dans de nombreuses sociétés, à l’heure où les USA sont rattrapées par le fait religieux. Comme Megalopolis rappelait l’égalité des hommes face au temps, La Chambre d’à côté montre l’universalité de la mort avec un extrait de Gens de Dublin de James Joyce et son adaptation de la nouvelle The Dead par John Huston : 

« Son âme s'évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s'épandre faiblement sur tout l'univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts. »

Gens de Dublin de James Joyce est le fil rouge de La Chambre d'à côté.

Si Almodóvar dément qu’il s’agit de son dernier film, La Chambre d’à côté a des airs d’œuvre testamentaire. Comme l’écrivait Gustave Thibon, « l’amour sans éternité s’appelle angoisse : l’éternité sans amour s’appelle enfer. » C’est cette triple tension entre la Vie (Ingrid) et la Mort (Marta) articulée par le désir (l’Amant) fait de La Chambre d’à côté une pièce de choix pour débuter l’année 2025 en beauté.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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Mr_Wilkes
Mr_Wilkes
9 mois

Un article qui me donne sacrément envie de le découvrir ! Merci 😉

le loup celeste
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Et moi donc ! 🤩

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