Pupille de Michel Franco (rien que ça !), David Zonana propose avec Heroico un plaidoyer antimilitariste sec et ultra-puissant. À l’occasion de sa sortie en format physique, retour sur ce film coup de poing en provenance du Mexique…

Portrait d'une jeunesse sacrifiée

Luis (Santiago Sandoval), à peine majeur, rentre dans le collège militaire pour aider sa mère à payer ses médicaments et s’offrir une formation supérieure abordable. Des espoirs d’avenir meilleur qui se heurtent de plein fouet à la froide violence du système militaire, ses absurdités intrinsèques et son cynisme glacial. Bref, une exploration de la violence qui traverse la société mexicaine, bien aidée par les catalyseurs sociaux et économiques que l’on connaît…

Pour son second long-métrage (après le déjà remarqué Mano de obra), David Zonana se place sous l’égide de l’un des plus grands réalisateurs contemporains, son compatriote Michel Franco. Car lorsqu’il n’est pas occupé à pondre des chefs-d’œuvre (le tout récent Memory – un drame intime bouleversant – ou le plus acerbe et percutant Nouvel Ordre explorant avec brio la notion de lutte des classes), Franco se trouve également être producteur de petits bijoux. Et c’est résolument le cas de ce Heroico !

Nouvel Ordre (2020)

L'Anti-Kubrick

Kubrick, tout antimilitariste qu’il fut, jouit de l’ordre militaire. Tout, des batailles rangées de Barry Lyndon aux scènes de Full Metal Jacket, transpire de cette excitation pour l’ordre, l’alignement et les perspectives induites  par l’organisation du corps militaire. Là où Kubrick exulte de l’espace quasi-carcéral du camp et de ses soldats, c’était pour mieux transformer ses acteurs en purs éléments de décor. Un décor rangé, droit, au cordeau, aligné parfaitement pour souligner ses points de fuite, membres d’une géométrie où le cadre et la rigueur militaire dialoguaient en pur éléments esthétiques. 

David Zonana organise – dès les premiers plans – l’exact opposé. La caméra s’amuse à faire ressortir la disparité, l’irrégularité, le défaut : même  avec ses acteurs nus comme des vers et de face pour un contrôle médical en plan fixe, le long-métrage exclut tout plaisir de l’ordre pour souligner la disparité hétérogène des corps qu’il déploie. Gros, petits, foncés ou clairs, harmonieux ou tordus, Heroico organise le désordre au sein de la matrice militaire ultra-organisée. Les personnages s’émancipent du décor, s’en détachent discrètement comme les soldats de plomb de La Nuit au Musée, sortant de leur inertie marmoréenne une fois le soir tombé. Kubrick englue ses personnages d’une couche supplémentaire de colle les figeant décidément dans le pur décor, Zonana orchestre a contrario leur rébellion silencieuse.

Même l’architecture de cette caserne échappe aux dictats de rectitude et de symétrie induits par l’ordre militaire. Partout dans le plan s’immiscent des irrégularités, comme autant de poches de résistance – formelles, esthétiques – troublant la froideur des lignes de fuite. Il troque d’ailleurs pour des raisons évidente de droits (mais pas que !) le véritable Collège militaire Heroico et ses airs de base nord-coréenne pour le centre cérémonial Otomi, à l’architecture mêlant rectitude géométrique et absurdités biscornues.

Quelques plans de Full Metal Jacket et leur sens de l'ordre.
Le vrai collège Heroico (à gauche) et le centre Otomi (à droite), choisi comme lieu de tournage.

Et lorsque les militaires marchent au pas, on est loin des chorégraphies millimétrées de Barry Lyndon : la musique dissone, des détails frôlant le ridicule affleurent, les corps se désynchronisent… Partout, la caméra de Zonana appuie la vacuité de cet ordre artificiel, utilisé comme appareillage d’une idéologie mortifère de lissage de l’individualité. Et c’est diablement plus intéressant, et autrement plus subversif ! Une subversion qui aura su faire parler d’elle : si l’armée profite d’une puissance immense au Mexique, la virulente critique proposée par Heroico (et inspirée par des faits réels conjugués par le réalisateur au sein de son film) a su trouver une réelle caisse de résonance au sein du peuple mexicain, venu le soutenir en masse dans les salles puis lors de sa sortie en streaming.

Barry Lyndon (1975)

Résurgences psychanalytiques

A mesure que Luis se laisse embrigader dans cet espace carcéral où toute individualité est rabotée, des résurgences à cheval entre l’horreur et l’onirique apparaissent. Lui qui parait dès les premiers plans comme plus intelligent que celui qui l’interroge d’une liste de questions absconses, lui dont le physique quasi-androgyne l’éloigne du paraitre et de l’ethos militaires, se voit peu à peu gangréné de l’intérieur par les miasmes de cette violence transmise d’adolescent à adolescent. Étrange maladie vénérienne ? Infection virale ?  La contagion semble inéluctable, et l’on en devine les contours vaporeux grâce à ces surgissements cauchemardesques.

Mieux encore, un montage particulièrement astucieux se joue des ruptures de ton pour mieux disséquer de l’intérieur le cynisme militaire. Appuyer sur l’être et le paraitre. Faire apparaitre les dichotomies sournoises dont se nourrissent ces fabriques de chair à canon. Acerbe, habile, méticuleux, pas de doute, David Zonana s’inscrit dans la directe filiation de Michel Franco… Il parvient à faire dialoguer une mise en scène au cordeau avec un message politique surpuissant, faisant de ce Heroico l’un des grands films politiques de ces dernières années. En voilà, un vrai film antimilitariste !

Fiche technique

DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 84 min
Date de sortie : 22 septembre 2024

Format vidéo : 576p/25 – 1.85
Bande-son : Espagnol (Amérique Latine) Dolby Digital 5.1
Sous-titres : Français

Heroico

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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