Après Le Successeur, second film avec Marc-André Grondin et second tour de force ! Décidément, voilà le nom à suivre du cinéma québécois… Et cette fois-ci, c’est sous la direction de Pier-Philippe Chevigny et dans un registre tout autre qu’il opère, pour un film qui secoue tout autant. Sa sortie en format physique semble être l’occasion idéale de s’y replonger !

Du documentaire à la fiction

Embauchée comme traductrice dans une usine de conditionnement du maïs pour des employés guatémaltèques, Ariane (Ariane Castellanos) fait le pont entre la main-d’œuvre et une direction (représentée entre autre par Marc-André Grondin) pour le moins rigide. Mais si un temps elle tente de se contenter de son rôle de traductrice, elle ne va pas pouvoir longtemps supporter l’inhumanité des conditions de travail de ces employés saisonniers.

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Pier-Philippe Chevigny réalise ici son premier long, qui aurait dû d’abord être un documentaire sur le sort des travailleurs étrangers canadiens du programme PTET. Ne trouvant personne qui n’oserait témoigner face caméra, il se replie sur la fiction pour dépeindre les conditions de travail (et de vie) de ces ouvriers pas comme les autres. Et nous verrons qu’un étrange rapprochement avec un film tout récent s’impose suite au visionnage de Dissidente (Richelieu, en V.O. du nom de la province où le film se déroule).

Ni chaînes, ni maîtres

Comme vous y allez ! Comparer le tout récent Ni chaînes, ni maîtres de Simon Moutaïrou avec Dissidente, n’est-ce pas un peu fort de café ? Le premier, un long-métrage sur l’esclavage dans les colonies françaises (assez passionnant malgré de nombreux défauts), le second un film sur les conditions de travail des saisonniers dans une province du Québec, il faut dire que le grand-écart a de quoi faire pâlir un Van Damme. Et pourtant ! La position de Massamba tout comme la position d’Ariane est la même dans l’échelle de domination en règle dans le monde que chaque film dépeint.

« Ni Chaines ni maîtres » (2024)

Tous les deux sont coincés dans un inconfortable équilibre, entre leurs maîtres (Benoît Magimel en maître d’esclaves ou Marc-André Grondin en détestable chef d’unité) et la masse d’exploités dessous eux. Et ils se retrouvent dans cette position bâtarde en raison de leur maitrise de la langue, d’un côté comme de l’autre. Un dialogue passionnant entre deux films qui n’ont – à première vue – rien en commun, mais qui partagent pourtant l’essence même de la position sociale de leur personnage principal.

Mais entre les colonies françaises et ces néo-esclaves guatémaltèques, qu’est-ce qui a vraiment changé ? Peut-être le passage à la fourberie capitalistique. Et ça le film de Pier-Philippe Chevigny le montre très bien ! Toutes les situations désagréables de confrontation entre un ordre venant d’en-haut et la situation inhumaine d’un employé se fait par un intermédiaire : la distance sécurisante d’un coup de fil, l’intermédiaire d’une traductrice, la voie légale… Les menaces pèsent toujours autant et broient les corps, mais le dominant s’en lave plus facilement les mains qu’il ne se les salit plus.

Cinéma naturaliste ?

Nous l’avons vu, les velléités premières du réalisateur était, avec Dissidente, de monter un documentaire. Voilà probablement pourquoi il importe dans sa fiction autant de caractéristiques du médium… Le cadre se resserre autour des personnages, le format ne participe que plus à les étouffer dans le plan, la shaky-cam colle aux personnages dans un aspect sur le vif… Autant de gimmicks récurrents qui pourraient énerver un spectateur trop habitué par ces manies de réalisateur. Et pourtant !

Dissidente

Ce choix des gros-plan avec un personnage généralement centré dans le cadre (si le réalisateur en abuse un poil) permet de faire ressentir à l’image l’absurdité même de leur boulot. En évacuant du plan presque tout ce qui n’est pas ses personnages, le film décontextualise chacune des tâches répétitives que l’on impose aux ouvriers. Ainsi, on ne comprendra jamais vraiment ce qui se trame dans cette usine, mais on verra à plusieurs reprises ces esclaves des temps modernes pelleter (plus de 40 heures par semaine) la même fosse, pour éviter qu’elle se fasse boucher par de la filasse de maïs. Le spectateur se retrouve ainsi dans la même posture que les ouvriers qu’il voit à l’écran, et le plan suinte de cette inhumanité capitalistique qui – au nom du sacro-saint profit et de la reine rentabilité – préfère imposer un poste unique et ultra-spécialisé plutôt qu’une vue globale de l’intégralité de la chaîne de production.

Dissidente

Bref, après le sidérant Les Chambres rouges, l’une des plus grandes frousses de l’année avec Le Successeur et désormais une charge virulente contre le libéralisme économique avec Dissidente, le cinéma québécois prouve une fois encore sa vitalité et son regard à la fois décalé et lucide sur le monde contemporain. Un sacré trio qu’on ne peut que vous conseiller de découvrir, d’autant plus que Dissidente s’apprête à débarquer en format physique ! Et ça nous donne envie de découvrir Mercenaire, le nouveau court-métrage du réalisateur de Dissidente avec comme acteur toujours Marc-André Grondin et un thème tout aussi corrosif.

Fiche technique

DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 86 min
Date de sortie : 15 octobre 2024

Format vidéo : 576p/25 – 1.37
Bande-son : Français (québécois), Espagnol (Guatemala) Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français

Dissidente

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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