La distanciation avec le narratif nous a offert certains des plus beaux films de l’année dernière : Pacifiction en tête, évidemment, mais aussi EO, où Skolimowski laisse à son âne le soin de couturer son récit. Un Beau matin fait censément partie de ce genre de films : Mia Hansen-Løve y relate l’histoire de Sandra (Léa Seydoux) et sa posture de double mère. Mère de sa fille de huit ans, mais mère aussi de son propre père. Éminent intellectuel, Georg Kingsler (Pascal Greggory) se voit en effet amputé de son indépendance et de son esprit, rongé qu’il est par une cruelle maladie neurodégénérative. À cette histoire se greffe un vieil ami de Sandra, Clément (Melvil Poupaud), devenant peu à peu son amant régulier.

L'anti-Kechiche

Pour parler d’Un Beau matin, il pourrait être intéressant de faire un pas en arrière dans la carrière de Seydoux et de se remémorer La Vie d’Adèle. Un film sensoriel, frontal, où tout passe par l’image : le sexe et ses bruits, l’amour et le désamour, les pulsions créatrices, les décalages de classe… En un sens, Un Beau matin en est l’antithèse, tout comme le milieu social du fils d’ouvrier Kechiche se retrouve être l’envers de la médaille du milieu de Mia Hansen-Løve, fille de deux professeurs de philosophie. Dans le premier film, le personnage de Seydoux se confronte à la matérialité des choses, tandis que dans celui qui nous intéresse aujourd’hui, elle rôde dans les couloirs feutrés de son appartement, dans les bureaux de son amant ou dans les rues des beaux quartiers de Paris.

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Un exemple flagrant ? L’entrée de son père dans un milieu médicalisé, rendu nécessaire par sa condition. La position sociale de Seydoux – qu’on voit parfois travailler, mais plus souvent déambuler – l’extrait complètement du cambouis. Elle est certes confrontée aux absences de son père et à l’image qu’il renvoie, mais jamais à la tangibilité concrète de son état. Lorsqu’il doit se rendre aux toilettes tandis qu’elle se trouve au même moment dans la chambre, elle s’empresse d’appeler une infirmière pourtant occupée ailleurs. Et lorsque cette dernière lui insinue qu’elle aurait pu elle-même s’en occuper, Sandra rétorque qu’elle « ne peut pas ».

Donc de deux cinémas qu’on pourrait qualifier de « cinéma vérité » – de cinéma naturaliste, si on ose le terme casse-gueule – on obtient finalement deux extrêmes antithétiques, dont Un Beau matin serait la face propre, presque lisse. Mais en reste-t-il intéressant ?

Et les acteurs ?

Force est de constater que malgré un casting XXL, la direction d’acteurs faillit parfois. Les crises de larmes de Seydoux – brutales, d’un surjeu agaçant – désactivent toute construction d’empathie chez le spectateur, et amoindrit bien des passages où le rôle de Pascal Greggory aurait pu être touchant. Melvil Poupaud s’en sort plutôt bien, sans vraiment tirer son épingle du jeu, tandis que Nicole Garcia insuffle un peu de dynamisme dans le récit avec pourtant un horripilant rôle de bourgeoise se rachetant une conscience aux côtés d’Extinction Rebellion (XR). Tout un programme ! Mais comme nous allons le voir, ces problèmes bien visibles à l’écran ne dénotent pas que d’un problème de direction d’acteurs…

Un Beau matin

Vortex infernal

Il faut pour ce faire s’intéresser à la thématique principale d’Un Beau matin et savoir qu’il est largement inspiré de ce qu’a vécu la réalisatrice. Un thème périlleux, puisque traité en long, en large et en travers, autant au cinéma qu’en littérature : la fragmentation progressive de la mémoire. La même année, ce fût le fond d’un autre film français : Vortex, de Gaspar Noé. Quel est donc la différence entre ces deux duos de cinéma : Alex Lutz et sa mère, et Léa Seydoux et son père ?

Le premier est montré tel quel, par un Gaspar Noé certes alléché par son dispositif filmique (le split-screen), mais surtout n’hésitant pas à laisser du plan long à ses acteurs. Ils n’ont aucune démonstration à faire à la caméra, l’explication n’a pas besoin d’être verbalisée, les sentiments ne sont pas sous-lignés : on voit ce qu’Alex Lutz vit face à sa mère touchée de démence sénile et, automatiquement, le spectateur doit prendre en charge une partie de cette souffrance.

Au contraire, chez Mia Hansen-Løve, les cuts sont partout, les plans ne durent pas, on ne comprend d’ailleurs pas immédiatement de quels maux est touché le père de Sandra. S’en suivent des scènes explicatives – la scène entre Sandra et l’ancienne étudiante en est l’exemple parfait – et des sursauts d’émotion bien artificiels, nécessaires pour construire ex nihilo la détresse du personnage de Léa Seydoux. C’est bien dommage car les échanges de regards entre Seydoux et Greggory avaient de quoi toucher le spectateur en plein cœur, s’ils n’étaient pas systématiquement tronqués par le découpage du film.

Femme libérée

Malgré tout, force est de constater qu’Un Beau matin tient la barre. Avec son pari du non-narratif et de l’anti-spectaculaire, Mia Hansen-Løve parvient tout de même à jamais nous ennuyer et ce n’est pas une mince affaire. Elle pèche certes du côté de l’émotion, elle n’amène jamais d’images qu’on n’aurait pas déjà vu ailleurs tout comme elle ne révolutionne pas (c’est le moins que l’on puisse dire) son sujet, mais elle saura de bout en bout tenir son histoire sans nous perdre. Elle évitera également en grande partie l’écueil du film bourgeois larmoyant qu’avaient pu être Frère et Sœur ou encore Avec Amour et Acharnement l’an dernier…

Autre élan d’Un Beau matin, c’est le personnage de femme qu’incarne Seydoux qui fait – malgré les reproches assénés plus hauts – plaisir à voir. Une femme, une mère, une veuve, qui pourtant parvient à s’épanouir autant professionnellement qu’amoureusement. Une femme dont les désirs sexuels ne la diminuent pas à la caractérisation hâtive – et pourtant encore bien présente dans le cinéma – de la nymphomane hystérique. Un personnage construit, avec son propre centre de gravité, ses propres fêlures, ses propres forces, dont l’écriture est réjouissante. Et rien que pour ça – mais également pour quelques jolis moments de cinéma – Un Beau matin vaut le coup d’œil.

Fiche technique

DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 107 min
Date de sortie : 07 mars 2023

Format vidéo : 576p/25 – 1.85
Bande-son : Français Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français

Un Beau matin

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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