Après le remarqué J’ai perdu mon corps, Jérémy Clapin revient avec une fable de SF mêlant live-action et dessin-animé : Pendant ce temps sur Terre. Présenté lors de la 23e édition du NIFFF, retour sur ce petit bijou de science-fiction francophone.

NIFFF 2024

Du crayon à la caméra

Elsa (incarnée par la brillante Megan Northam), 23 ans, se laisse porter par son travail d’aide-soignante et son train-train quotidien. La disparition de son frère aîné trois ans plus tôt, volatilisé lors d’une mission spatiale, la plombe encore énormément. Pourtant, un soir, elle semble capter un étrange message : quelqu’un (ou quelque chose) semble pouvoir être capable de ramener son frère sur Terre. Mais il y a forcément un prix à payer…

"J'ai perdu mon corps", le film précédent de Jérémy Clapin.

Après plusieurs courts, puis le remarqué J’ai perdu mon corps (récompensé à Cannes, à Annecy et aux Césars), Jérémy Clapin fait le pari de quitter le pur monde de l’animation pour passer à une formule hybride. En effet, Pendant ce temps sur Terre, s’il est largement filmé en live-action, propose régulièrement de longues séquences animées. Un dessin un brin naïf, en noir et blanc, d’inspiration japonaise, décrivant de l’intérieur les rêveries solitaires d’Elsa, le personnage principal de l’histoire. Une technique mixte qui convient donc parfaitement à cette histoire, comme l’explique Jérémy Clapin interrogé en fin de séance au NIFFF.

« C'est l'histoire d'un personnage qui est entre deux mondes, entre l'imaginaire et le réel. [...] En tant que réalisateur, je pense parfois en prises de vues réelles, parfois en animation, et je ne fais pas de différence entre les deux. Et j'ai essayé d'incorporer cela dans le film. »

Mais si la technique est à cheval entre deux mondes de cinéma, le personnage d’Elsa lui-même offre une similaire ambivalence. Pendant ce temps sur Terre propose en effet à son spectateur le choix d’accepter premier degré la plongée dans ce monde fantastique où des voix venues de l’espace susurrent (dans un magnifique travail du sound design) aux oreilles des personnages de mystérieuses promesses, autant qu’il laisse entrouvert la porte d’un récit entièrement fantasmé par sa protagonistes principale.

Et tout au long du film Clapin s’amusera à zigzaguer entre ces lectures. En offrant cette magnifique photographie légèrement déréalisée (signée Robrecht Heyvaert) il suggère volontiers la piste fantasmée, quasi-onirique, pour ensuite presque aussitôt égrainer d’autres détails (que nous ne dévoilerons pas ici) qui bousculent le spectateur et le font pencher pour l’autre hypothèse, plus premier degré. Et le long-métrage est truffé de détails visuels (apparition, disparition d’objets, travail photographique, …) qui s’accumulent pour créer une atmosphère unique, rendant le second visionnage aussi passionnant que nécessaire.

Films de fantômes

Si Pendant ce temps sur Terre est avant tout un récit prenant, embarquant son spectateur dans un véritable voyage sensoriel, il n’articule pas moins de nombreux dilemmes moraux pour sa protagoniste principale, devant choisir sur Terre des vies à substituer pour retrouver potentiellement celle de son frère.

"Faust, le laboratoire", estampe de Charles Gounod, 1872.

Une relecture mâtinée de science-fiction du pacte faustien, le mythe moderne fouillé par Goethe, où le machiavélique Méphistophélès  se retrouve substitué par des extra-terrestres constamment hors-champ (Clapin a longtemps hésité à les montrer et a fini par les garder totalement hors-cadre, fort heureusement !). Et c’est ce contexte-là qui permet aux questions morales d’affleurer, inondant ces sables mouvants dans lesquels la protagoniste principale tente de se dépatouiller.

« Le film pose cette question horrible de la valeur d'une vie. C'était le défi du film : est-ce que j'arrive à embarquer le spectateur avec le personnage, malgré tous ses choix moraux discutables. »

Et ces questionnements se heurtent à des figures bien réelles que notre société tente d’invisibiliser : les vieux qui crèvent à petit feu dans les Ehpad (Elsa y travaille), les SDF, les simples d’esprit… Ces fantômes qu’Elsa charme à la manière d’une Scarlett Johansson dans Under the Skin pour les livrer à ces extra-terrestres bien énigmatiques, ce sont les mêmes que notre propre société tente de substituer. De cacher. De faire disparaitre. Et ce ne sont pas les récents scandales liés aux SDF qu’on déplace pour faire place nette durant les Jeux Olympiques qui contrediront cette théorie…

"Under the Skin" de Jonathan Glazer

Et Pendant ce temps sur Terre parvient habilement à questionner ces choix moraux parfois horribles tout en ne déconnectant pas le spectateur d’Elsa, devenant peu à peu un anti-héros avec lequel notre lien empathique ne sera pourtant jamais vraiment rompu. Un équilibre ténu, casse-gueule, que Clapin tient pourtant de bout en bout.

Trois chemins...

Elsa suit trois voies parallèles : son chemin de vie dans l’Ehpad où elle travaille (par ailleurs sublimement filmé, loin des poncifs grisâtres servis habituellement, et c’est assez rare pour être mentionné), son chemin dans la forêt par lequel elle parvient à substituer les vies demandées par les extra-terrestres et son chemin mental, en dessin-animé, dans un vaisseau spatial fantasmé.

"Le Bauteau de Charon", Jose Benlliure Gil

« Entre tous ces parcours, je pensais beaucoup à la figure mythologique de Charon, ce personnage qui fait traverser les âmes d'une rive à l'autre du Styx. »

Et de fait Elsa endosse le rôle de Charon dans son quotidien, en accompagnant les personnes âgées vers leur dernier voyage, puis en cédant aux demandes des extra-terrestres où, en les entrainant dans la forêt, elle les pousse d’une rive (le monde réel) à l’autre (l’inconnu de ce monde extra-terrestre). Ces récits multiplient les grilles de lecture du film tout en se répondant l’un l’autre, faisant de Pendant ce temps sur Terre un conte de cinéma particulièrement audacieux, un passage de l’animation à la live-action brillamment négocié et un objet esthétique qu’on sent méticuleusement ouvragé. Bref, une très belle surprise de cette sélection du NIFFF, à retrouver d’ores et déjà sur les écrans.

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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