Osamu Dezaki. Celui qui, tel un tueur à gages de l’animation, fut connu sous de multiples identités (Makura Saki, Ken Matsudo, Toru Yabuki, etc.), a toujours eu besoin de nouveaux défis. Présent dans l’industrie depuis les premiers pas de l’animation japonaise, il finira par imposer un style, accompagné de son binôme Akio Sugino, avec une touche immédiatement reconnaissable grâce à une série de méthodes et de techniques qui feront sa spécificité et sa grandeur. Monuments de l’histoire de la japanimation, fondateurs d’une certaine vision du langage cinématographique, innovateurs invétérés, Osamu Dezaki et Akio Sugino peuvent se targuer de l’élaboration d’une filmographie incontournable et sans compromis. Retour sur un duo légendaire à travers quelques-unes de leurs collaborations les plus emblématiques.

Sommaire

Osamu Dezaki, l’innovation comme intention

Né en 1943 à Tokyo et mort des suites d’un cancer du poumon en 2011, Osamu Dezaki est sans conteste l’un de ceux qui marquèrent le plus profondément la manière de produire de l’animation en terre nippone. Revenir sur sa carrière revient à passer en revue les époques, les studios, les personnes et les œuvres les plus fondamentales. Notre homme jette son dévolu sur le dessin et le manga au lycée. Un passage éclair dans ce domaine lui permet d’ailleurs de remporter quelques prix pour sa première publication dans le magazine Machi (qui semble avoir eu quelques succès car Akio Sugino connaissait Dezaki « de nom » grâce à ce travail). Ses études terminées, il est engagé par la firme Toshiba mais n’y demeure qu’une année. La passion est trop forte et, en 1963, à la suite d’une annonce, il rejoint le mythique studio Mushi du non moins légendaire Osamu Tezuka.

Dezaki
Osamu dezaki et Akio Sugino

C’est dans ce studio qu’il débute comme intervalliste sur le 39ème épisode de Tetsuwan Atom (Astro, Le Petit Robot). Si l’animation japonaise, depuis 1917 avec Imokawa Mukuzo (Oten Shimokawa), était le domaine réservé des salles de cinéma, Tetsuwan Atom fut, quant à elle, la première série animée à être populaire. Manga Calendar, réalisée par Ryuichi Yokoyama pour Fuji TV, sortie un an plus tôt, fut la première diffusée. Cependant, la série Atom est un spectacle inédit. Afin de gagner autant de dynamisme possible sans perdre trop de budget, le visionnaire, Osamu Tezuka sait exploiter toutes les potentialités d’une animation extrêmement limitée pour produire un spectacle vivant. Ce qui n’est le cas de Manga Calendar, mélange d’animation sommaire, de photographies et de séquences en prise de vue réelles pour des épisodes de trois minutes, lorsque ceux d’Atom en font une vingtaine.

Animateur clé du 66ème épisode, « Space Viking », diffusé en 1964, Dezaki est donc tout de suite partie prenante des plus grandes évolutions – et révolutions – de l’histoire de cette industrie. Collaborant avec des grands noms, tels que Yamamoto (Cleopatra), Tomino (Mobile Suit Gundam) ou Rintaro (Metropolis), Osamu Dezaki fait partie de la deuxième salve de réalisateurs de la série. Tomino et lui-même conçoivent des épisodes dénotant totalement avec les productions antérieures, ramenant dans leurs travaux une fraîcheur et une inventivité plus que bienvenues. C’est avec le 112ème épisode que Dezaki se voit enfin confiée la réalisation. Utilisant pleinement les possibilités techniques, visuelles et sonores à sa disposition, notre homme livre un épisode somptueux et particulièrement sombre comparée au reste de la série. En admiration devant le travail effectué, Tezuka lui demandera tout de même d’assurer plus de légèreté à l’ensemble. Néanmoins, un réalisateur de génie est né, s’imposant d’emblée par l ‘originalité de son travail et ses innovations, affirmant sa particularité au sein de la myriade de petites mains de l’industrie.

Dezaki
Tetsuwan Atom (1963)

De fil en aiguille, il se spécialise aussi dans les story-boards, notamment avec Big X, tiré du manga éponyme d’Osamu Tezuka, qu’il dirigera pour le nouveau venu Tokyo Movie avec Mitsuteru Okamoto de 1964 à 1965. Comme il le dira lui-même, Dezaki ne se gênera pas pour chambouler les story-boards et changer même les éléments scénaristiques lui paraissant peu concluants (habitude qu’il gardera, faisant d’ailleurs grincer pas mal de dents et s’arracher une tonne de cheveux à ses collaborateurs). Il se fait alors une solide réputation dans le domaine. Le découpage et le cadrage deviennent les axes principaux de sa réflexion et de ses aspirations artistiques. Cette appétence l’amène vite à se voir confier la réalisation de plusieurs épisodes des séries concoctées par Mushi. telles que Goku no Daiboken (1967) ou Wanpaku Tanteidan (1968), préfigurant l’essor de l’anime gekiga (pour jeunes adultes, avec des thèmes et des visuels plus sombres), genre au sein duquel Dezaki va exceller et ce, dès 1969, avec la réalisation de ce qui compte parmi les meilleurs épisodes de la série Dororo dirigée par Gisaburo Sugii (que Dezaki rejoindra brièvement au sein du studio Art Fresh) pour Fuji TV.

Dezaki
Wanpaku Tanteidan (1968)

Cependant, l’attachement à un studio, aussi formateur soit-il, ne convient pas à un artisan de sa trempe. Demeurant un collaborateur régulier des projets de Tezuka, Dezaki devient indépendant en 1968, travaillant également avec des firmes comme Tokyo Movie Shinsha (TMS), pour qui il réalise Lupin III en 1971. C’est toutefois en 1970 que notre génie réalise une œuvre incontournable, notamment parce que c’est via cette licence qu’il perfectionnera, au fil des adaptations en 1970, 1980 et 1982, ce qui fera sa particularité et son « atypisme » stylistique au sein de l’industrie : Ashita No Joe.

Pour la première fois, Dezaki signe une œuvre des plus personnelles.  Déboulant un matin dans les studios de Mushi Productions, il s’en va trouver Masao Maruyama, l’un des producteurs maison, et lui met sous le nez un exemplaire du Shônen Magazine prépubliant les sombres, sociales et réalistes tribulations du boxeur Joe Yabuki. Sans en parler à quiconque, les deux produiront un épisode pilote, aujourd’hui « perdu ». Certaines déclarations de Rintaro mettent toutefois à mal cette version des faits. Celui-ci affirme que des tractations concernant l’adaptation animée de la série étaient déjà en cours, sans que Maruyama ou Dezaki n’y soient particulièrement rattachés. Mais l’importance est que cette histoire, sûrement romancée, existe. À elle seule, elle met en valeur la relation artistique fusionnelle entre Dezaki et le phénomène Ashita. Mais Ashita No Joe est encore plus important pour ce qui concerne notre sujet. C’est en effet avec cette série que se caractérise de façon claire la « patte Dezaki », concoctée avec son collègue de chez Mushi, avec qui il n’était alors pas particulièrement proche mais qui sera désormais son binôme et son complice, Akio Sugino.

Ashita No Joe, naissance d'un duo, naissance d'une légende

Akio Sugino a le même âge que Dezaki. Né en 1944 à Sapporo, il se prend vite de passion pour le gegika et son trait plus réaliste et détaillé en élaborant quelques mangas publiés dans les magazines Machi (il y avait, comme on l’a dit, découvert et fortement apprécié ceux de Dezaki) ou Kage. C’est en 1964, soit lors de la même phase de recrutement que celle de Dezaki, et sur invitation de Masaki Mori, qu’il entre au studio Mushi. Débutant lui aussi sur Tetsuwan Atom (épisode 84), Sugino fait bonne impression. Ses talents d’animateur sont vite reconnus et, dès 1966, il dirige l’animation d’un épisode d’une série importante, Le Roi Léo, dirigée par Rintaro. C’est en 1968, sur Wanpaku Tanteidan, qu’il travaille pour la première fois sur un projet conduit par Osamu Dezaki. Les contacts sont à ce moment là encore très limités. En 1969, lors de la conception de Frosty le Bonhomme de Neige, production américaine sous-traitant l’animation chez Mushi, les deux hommes, travaillant côte à côte (sans être d’ailleurs crédités), prennent conscience de leurs affinités. 

Dezaki le déclara souvent, les dessins de Sugino le subjuguent : « lorsque j’ai vu son travail sur les yeux des personnages dans Ashito No Joe, je me suis demandé comment il pouvait exprimer autant de choses ! », avouera-t-il lors d’un entretien. Entré chez Mushi grâce à ses talents de dessinateur, ce sont aussi ces derniers qui consacreront l’entente fusionnelle entre les deux artistes. Ses traits fins, détaillés et hautement expressifs, son travail sur les regards et les mains, et tant d’autres qualités, font de Sugino un artisan hors-norme, outil indispensable des réalisations de Dezaki qui trouve en lui son homme de confiance, et de bon goût.

En 1970, Ashita no Joe se dévoile. Réalisé par Osamu Dezaki, le chara-design et l’animation sont dirigés par Akihiro Kanayama, Shingo Araki et, bien évidemment, Akio Sugino (sur 34 des 79 épisodes). Se libérant de l’esthétique du manga de Tetsuya Chiba (« mon mangaka préféré est Tetsuya Chiba. Lorsque j’ai travaillé sur Ashita no Joe, il m’a certes donné des conseils en tant que mangaka, mais il a surtout un grand sens du visuel et du temps. Je pense qu’il est le premier à s’être attaquer sérieusement à cette question », dira plus tard Osmau Dezaki), Sugino réinvente Joe Yabuki, plus mince, athlétique, plus mature…et donc forcément plus sombre et tourmenté. Issu du gegika, l’important pour lui est de conserver le réalisme de la série, qu’il soit d’ordre social ou sportif. Le résultat est d’un niveau hautement supérieur au tout venant de l’époque. Cependant, la série est un enfer de production, la désorganisation menant l’équipe à l’épuisement, poussant même Kanayama a quitté le projet, préférant « redevenir un humain plutôt que de vivre ainsi ».

Sugino, épuisé, s’occupe des derniers épisodes de la série. Dans ces conditions, et malgré sa haute tenue, l’ensemble est inégal. Selon les épisodes, des erreurs grossières de teintes ou de traits surviennent même ici et là. Il n’en reste pas moins que la série impressionne par son réalisme et son exécution (certains épisodes iront jusqu’à utiliser 7000 images, à une époque où la moyenne est d’environ 4000). Sans ces conditions de travail impossibles, la série n’aurait été rien de plus qu’un chef d’œuvre.

Dezaki
Ashita No Joe

La revanche sera prise en 1981 avec Ashita No Joe 2, cette fois-ci produite par le studio Annapuru, que Dezaki et Sugino ont monté entretemps, et la TMS. À la réalisation et au story-board (sous le nom de Makura Saki), Osamu Dezaki laisse le chara-design et la direction de l’animation à Sugino. Le résultat est une totale réussite, courant sur une série de 47 épisodes et d’un long-métrage, le style Dezaki/Sugino prend une forme des plus saisissantes et aboutie, utilisant un ensemble de techniques et de tropes de mise en scène qui feront la particularité du duo pour les années à venir. En effet, amorcée avec Ashita No Joe, cette deuxième salve représente la concrétisation de l’élaboration d’un langage proprement cinématographique au sein de l’animation japonaise. Dezaki a d’ailleurs toujours considéré le langage visuel né du cinéma d’animation comme un proche parent de son « rival » en prise de vue réelle, le but étant toujours d’en repousser les potentialités au service de la narration, du drame et de l’action. Selon lui, ils sont les deux facettes d’une même pièce, voire, même si la technique diffère, strictement la même chose dans leurs intentions. A propos des contours de son travail, il expliquera le rôle du réalisateur : 

« Un réalisateur, comme je l'ai dit à plusieurs reprises, est une personne qui fera toutes sortes de travaux, comme écrire des scénarios. Il fait toutes sortes de choses, mais à mesure que l'animation arrive à l'écran, son travail change. Je suis sûr que le live-action est toujours ainsi...Je pense que tout le monde préfère le live et en tant qu'animateur, c'est aussi peut être mon cas »

Dezaki

Bien entendu, il s’est passé beaucoup de choses, et des plus importantes, entre les deux Ashita, séparés de plus de dix ans. En 1972, accompagné de plusieurs membres du studio Mushi (Masao Maruyama, Yoshiaki Kawajiri…), il fonde Madhouse et obtient l’appui de la TMS pour réaliser les 26 épisodes (puis le long-métrage en 1979) de Jeu, Set et Match !, anime culte s’il en est. Ceci est encore une fois l’histoire officielle mais il en existe une autre : selon les dernières déclarations de Maruyama sur le sujet, Madhouse a simplement été fondé par ce dernier, dans le but d’y faire s’épanouir le duo Dezaki/Sugino. Le studio s’impose alors dans l’industrie et les réussites se multiplient pour le tandem (Rémi Sans Famille en 1977-1978, L’Île au Trésor en 1978-1979…). Mais nos hommes sont bien trop libres pour demeurer contraints par les limites d’un studio et quittent l’entreprise en octobre 1980 pour fonder Annapuru (sous les conseils de Maruyama qui poursuit l’aventure Madhouse pour se consacrer essentiellement à Kawajiri), studio que nous avons déjà mentionné.

Dezaki
La Rose de Versailles (1979)

En 1979, Dezaki collabore avec le grand Shingo Araki sur Versailles no Bara (Lady Oscar), cette fois sans Sugino qui le rejoindra avec Yoshio Takeuchi sur l’incontournable Space Cobra (1982). Sur Versailles No Bara, Dezaki n’entre dans la danse qu’à partir du 19ème épisode, précédé avant cela par Tadao Nagahama. Il s’empresse alors de revoir les story-boards et impose sa griffe à la série, prenant un tournant thématiquement et visuellement beaucoup plus torturé. Sans jamais trahir le matériel de base, Dezaki parvient à sublimer ses visions, faisant planer ces travaux au-dessus de ceux des autres. Il affirmera : « Je ne connais pas les détails mais j’ai appris que la première partie de la série n’avait pas plu aux producteurs. On est alors venu me demander de reprendre le projet mais il me répugnait de prendre la place de quelqu’un d’autre mais Nagahama-san est parti et trois épisodes ont été produit sans aucun réalisateur. J’ai donc pris la place. » Il ajoutera également son intention de s’affranchir de son prédécesseur : 

« Je n'ai pas voulu regarder le travail de mon prédécesseur afin de faire les choses à ma façon sans aucune influence extérieure et la production m'a laissé carte blanche. J'ai donc essayé de faire ressortir les éléments les plus dramatiques du manga et ai demandé à Araki-san d'arrêter de se retenir dans son dessin »

Dezaki
Rémi Sans Famille (1977)

Le « style Dezaki »

Jeu, Set et Match !, Ashita no Joe, Rémi Sans Famille, Lady Oscar, Cobra… une palanquée de licences cultes, gravées dans le marbre de l’animation, auront permis à notre réalisateur de parfaire sa technique, sa patte et sa vision de la mise en scène. Son collègue et ami Rintaro fut sans doute le premier à mentionner le « style Dezaki », inimitable et reconnaissable parmi la multitude selon lui. De nombreux grands artistes avouent d’ailleurs sans gêne lui devoir énormément (Yoshiyuki Tomino, Yoshiaki Kawajiri, Noriyuki Abe…), insistant sur le nombre de techniques et de procédés que ce dernier a introduit ou perfectionné au sein de l’industrie. « Ces réalisations portent toute la « patte Dezaki »…Osamu Dezaki était capable de réaliser, avec la même empreinte, des dessins animés très réalistes…C’est pour ça que je me suis dit que moi aussi, je pouvais le faire» dira même un jour le regretté Kentaro Miura, fabuleux créateur du manga Berserk.

Parmi les plus notables de ses techniques, mentionnons ces fameux harmony cels – ou harmony shots, Dezaki préférant quant à lui le terme de postcards memories -, soit une image se figeant en fin de séquence, prenant un aspect crayonné afin d’appuyer un effet ou la dramaturgie d’une situation. À propos de cette technique, emblématique de son style, Dezaki avait déclaré ne pas vraiment savoir comment et pourquoi il eut le désir d’introduire ces crayonnées au sein de ses réalisations. Sans doute son expérience dans le manga selon lui. Mais il s’agit aussi d’une manière subtile d’économiser les dessins au sein de productions à petits budgets et à l’animation inévitablement limitée (ce qui deviendra l’art même d’animer « à la japonaise »). « Cette technique me permet de retrouver la beauté de l’instant », affirmera-t-il. Yoshiyuki Tomino, quant à lui, avouera que c’est bien Osamu Dezaki qui, le premier, « a su se servir artistiquement des contraintes de l’animation limitée ».

Dezaki
Golgo 13: The Professional (1983)

Parmi ses autres spécialités, on trouve les écrans partagés, à savoir la division de l’écran en deux, trois – ou davantage – parties, donnant naissance à des « cases » dans lesquelles se déroulent des scènes différentes se produisant de manière simultanée dans l’intrigue (l’initiateur de cette technique est vraisemblablement John Frankenheimer dans son Grand Prix de 1966). Pèle mêle, évoquons aussi cette façon de répéter plusieurs fois un mouvement ou une action (en le combinant parfois à un harmony cel) afin d’en augmenter l’impact, cette manière de suivre le mouvement en une seule coupe en tournant autour d’un protagoniste, ses projections de plusieurs gros plans de visages superposés afin de dynamiser des scènes dialoguées, sa méthode « bokashi » (accentuer la vitesse en se concentrant sur le centre – souvent un personnage – de l’image et en floutant le reste), son travail novateur sur la lumière (à l’aide de diverses matières – telles que la paraffine ou le verre – et techniques, consistant à produire un rendu étincelant ou luminescent) et, bien entendu, ce refus constant d’hésiter à noircir l’image, à insister sur les ombres et le clair-obscur, conférant cette ambiance si particulière à ses réalisations.

Dezaki
Space Cobra (1982)

De toutes ces innovations, qui apporteront tant à la japanimation, Dezaki est la figure tutélaire. Il est le dépositaire d’un art de la mise en image et en mouvement devenu aujourd’hui tradition et création discontinue, ne refusant jamais l’apport d’une nouvelle technologie susceptible de sublimer son travail. En 1983, tout ceci sera mis en pratique, brillamment appliqué, dans un pur exercice de style constituant, à notre humble avis, la quintessence du « style Dezaki », Golgo 13 : The Professional. Rémi Sans Famille avait déjà été l’occasion pour nos deux hommes de tenter l’aventure de la 3D. 

Dezaki

Cependant, la production ayant stoppé l’expérience en cours de route faute de moyens, le public n’aura jamais eu l’occasion d’en voir les résultats. Le budget ayant logiquement augmenté, ce fut toutefois l’occasion d’user au maximum de la caméra multiplan et de travailler brillamment la profondeur des décors. Quant à Golgo 13, il fut tout bonnement le premier anime à utiliser des images de synthèse, pour un résultat certes archaïque de nos jours, mais ne cessant de démontrer la prouesse d’alors et la virtuosité des idées du réalisateur, notamment dans un générique ou images numériques, animation et stop motion se fondent dans un spectacle des plus cohérents.

Dezaki

Golgo 13: The Professional, Bond « Dezakien » et survitaminé

Golgo 13, avec ses 208 tankobon, est la plus grande série manga de l’histoire. Créé par Takao Saito en 1968 et prépublié au sein des pages du Big Comics de la Shogakukan, la licence est une institution de la pop culture nippone. En 1966, Saito avait déjà adapté en manga les aventures de l’agent 007. Avec ses sourcils épais et ses cheveux gominés, le James Bond du mangaka préfigurait son Golgo 13, version cynique et « over the top » de l’espion britannique. Comptant déjà deux films live à son actif en 1983 (une version de Junya Sato avec Ken Takakura en 1973 ainsi qu’une autre de Yukio Noda avec Sonny Chiba en 1977), les aventures de Duke Togo, tueur à gage impitoyable et sans scrupules, n’avaient pas encore eu droit à leur version animée. Une série TV avait été néanmoins diffusée en 1971, mais celle-ci était basée sur le principe de l’animation fixe conçue à partir des planches du manga. Perdue jusque-là, cette dernière vient d’être retrouvée. Si Takao Saito a toujours pesté contre les adaptations live de son manga, il a en revanche souvent affirmé fortement apprécier ce qui allait devenir une œuvre mythique, la version Dezaki de 1983.

C’est donc ce dernier, toujours épaulé par Sugino, qui relève le défi et entend imposer avec ce projet une vision plus adulte et cinématographique de l’animation. Autant l’avouer, le métrage n’est pas pour tout public. Pur produit du cinéma d’exploitation japonais des années 70-80, Golgo 13 offre son lot d’immoralité, de scènes ultra-violentes ou scabreuses, voire misogynes, pouvant décontenancer plus d’un spectateur non averti. Le film connut d’ailleurs des restrictions d’âge à sa sortie au Japon (R-15) et est l’un des premiers anime s’adressant à un public exclusivement mature (quelques tentatives d’une animation mature, telles que Belladonna en 1973, avait auparavant été offertes au public, mais dans un tout autre registre).

Essentiellement basé sur l’arc Emperor’s Trap du manga de Saito, le métrage de Dezaki propose un scénario dans lequel Duke Togo, après avoir rempli un contrat, se retrouve embringué dans une sombre affaire au sein de laquelle intriguent magnats de la finance, tueurs psychopathes, agents gouvernementaux, chefs mafieux, femmes fatales et filles faciles. Une œuvre pulp donc, jouant sans complexe avec tous les clichés du genre. Démonstration magistrale de l’ensemble des techniques dezakiennes évoquées plus haut, Golgo 13 est l’occasion pour ce dernier de déclarer tout l’amour et la fine compréhension qu’il a du cinéma et de ses genres codifiés. Essentiellement basé sur ceux du film noir hollywoodien classique et de la saga James Bond, le métrage effleure aussi le fantastique et l’horreur, le polar hard boiled et le giallo, le tout avec une maitrise jusque-là inégalée dans le monde de l’animation. On peut le dire sans ambages, Golgo 13 est l’un des tous meilleurs néo-noirs japonais jamais réalisés, poussant jusqu’à leurs extrêmes limites les codes et possibilités du genre. Tout simplement.

Dezaki

En 1998, le duo retrouvera le personnage de Duke Togo avec la sympathique OVA Queen Bee. Si ce volet, quoique moins ambitieux, possède plusieurs qualités, telles que le respect des chara-design de 1983 malgré les années écoulées et une écriture plus « profonde » des divers protagonistes, il ne parviendra quand même pas à égaler ce qui restera l’un des grands moments de l’histoire de l’animation et du cinéma en général. Si Golgo 13 : The Professional est certainement l’œuvre la plus inspirée du duo, celle objectivement la plus maîtrisé au niveau formel reste Black Jack (1996).

Black Jack, la pleine maîtrise

Dès la scène d’introduction de Black Jack, c’est une démonstration totalement maîtrisée du « style Dezaki » à laquelle nous assistons. Mettant en scène une course sportive, le duo use de toutes ses techniques pour offrir au spectateur le spectacle d’une réalisation aboutie et en pleine conscience de ce qu’elle peut envisager. Prouesse et grandeur. Le duo impose sa marque et en abuse, conscient de la particularité de leur travail et de ce qu’ils ont pu apporter à l’animation japonaise, que tant d’autres ont depuis repris, sans jamais l’égaler.

Black Jack est aussi l’occasion d’un retour aux sources pour Dezaki et Sugino. En effet, il s’agit de l’adaptation d’une œuvre de leur mentor, Osamu Tezuka. Seulement, le duo « tuera le père », se démarquant et imposant leur vision propre, sans jamais dénaturer l’initiale, comme ils ont pu le faire avec les œuvres de Terasawa, Chiba ou Saito qui, à l ‘instar de Tezuka, sont des artistes à la personnalité pourtant bien trempée. Conservant les traits « tezukiens » du personnage de Pinoko, la petite fille inséparable du chirurgien au grand cœur, le duo plante nos héros dans un décor sombre, tirant vers le gothique, renforçant cette atmosphère par ces aplats de noirs marqués si typique de leurs travaux. Les aventures de Black Jack se muent ici en un thriller médical paranoïaque ponctué de scènes de fusillades impliquant organisations paramilitaires et groupes mafieux. On est finalement assez loin du Black Jack de Tezuka…et assez proche du Golgo de Dezaki.

Dezaki

Encore une fois, le duo plante son décor via une intrigue, une ambiance et une mise en scène des plus cinématographiques, imposant un réalisme que ne possédaient que très peu les bases originelles. Cette volonté de réalisme va d’ailleurs se glisser dans les moindres détails. Dezaki avouera avoir « quelque peu corrigé les storyboards après avoir consulté un médecin. Et bien sûr, je n’ai pas beaucoup de connaissances médicales moi-même, mais je sais ce qui constituerait une situation intéressante. Ce qui me semble vraiment intéressant avec Black Jack, c’est le jargon ou les connaissances spécifiées…C’est ce genre d’ambiance que je souhaitais le plus. Peu importe si le jargon est compréhensible. Ce que vous voulez vraiment, c’est cette tension hospitalière…Nous nous efforçons tous ensemble de donner ce sentiment de réalisme ».

Dezaki

À l’instar de Tetsuo Hara et Buronson (Hokuto no Ken) ou Hideaki Anno et Shinji Higuchi (Shin Godzilla, Shin Ultraman…), le duo Dezaki / Sugino, malgré des réussites personnelles, ne fut jamais aussi bon que réuni.  Ne prétendant aucunement à l’exhaustivité, le propos ici tenu a pour objectif de mettre en valeur, par le biais de quelques réalisations triées sur le volet, l’apport fondamental du tandem à l’industrie de la japanimation. Malheureusement, Osamu Dezaki n’est plus parmi nous mais rappelons-nous que ce dernier a dit un jour « Golgo ne mourra jamais. S’il meurt, il reviendra à la vie ».

Dezaki

En grand écart comme Jean-Claude entre l'Asie et l'Amérique, j'aime autant me balader sur les hauteurs du Mont Wu-Tang que dans un saloon du Nevada, en faisant la plupart du temps un détour dans les ruelles sombres d'un Tokyo futuriste.

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KillerSe7ven
Administrateur
7 mois

C’est déjà le père Gaussem qui m’avait conseillé Golgo, je vais m’intéresser au reste des oeuvres de l’artiste maintenant ! Super article.

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[…] sa mort en 1989, Osamu Tezuka, le Dieu du manga, laisse sa plus grande œuvre inachevée : Phoenix, l’Oiseau de Feu. Il y […]

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[…] à une lettre près, chipe déjà le patronyme du shōnen Astro Boy d’Osamu Tezuka (lire notre dossier), dont les dernières frasques vidéoludiques remontent à l’excellent shoot them up Omega Factor […]

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